Conférence : « Ensemble pour l'Europe : l'espérance a besoin d'une vision »
Pr. Andrea Riccardi
Chers amis,
Nous voilà réunis ici à Munich à l’occasion d’un grand événement œcuménique qui voit des Catholiques et des Evangéliques allemands, mais aussi des Chrétiens orthodoxes rendre témoignage ensemble de la joie de leur foi.
Ce n’est pas un hasard si cette rencontre survient dans le temps de Pâques, une Pâques qui a vu cette année les chrétiens d’Occident et les chrétiens d’Orient proclamer le même jour que le Christ est ressuscité des morts. Cette coïncidence n’est pas un événement fortuit, mais un signe qui éclaire la valeur de l’unité des chrétiens. Pâques n’est pas seulement une fête à célébrer ; elle a une signification historique particulière. On ne peut pas jeter Pâques derrière nous. Nous devons apprendre de nos amis orthodoxes la valeur de Pâques. Je suis toujours touché lorsque je les entends dire avec force : Christ est ressuscité, il vraiment ressuscité.
Oui, chers amis, il y a un très grand besoin de l’Évangile de la résurrection dans notre monde. C’est une demande de vie qui monte avec force d’Haïti, après le terrible tremblement de terre du 13 janvier dernier, qui a provoqué des centaines de milliers des victimes dans un pays extrêmement pauvre. Des décombres de ce tremblement de terre, il y a une demande de résurrection, de solidarité qui nous interpelle profondément en tant qu’Européens. Mais aujourd’hui, qui parle encore d’Haïti ? Pourtant, ce pauvre pays sans État, marqué par une histoire très dure, se trouve encore au milieu des ruines du séisme.
Le monde a changé. Nous sommes dans un nouveau siècle. Au cours de ces deux dernières décennies, le changement a été particulièrement intense. Au contraire, nous nous bornons souvent à ne regarder que notre pays ou notre communauté religieuse. Chaque communauté a évidemment ses problèmes. Mais cela ne suffit pas. Les défis du présent touchent de vastes horizons. Le monde globalisé exige un regard large, non pas un regard réduit aux modèles d’une culture mondialisée. En effet, nous courons tous le risque du conformisme. Il y a besoin d’un regard chrétien, audacieux, capable de sortir du particularisme qui est peur du monde et méfiance. Jésus, près du puits de Jacob, en terre de Samaritains, dit à ses disciples qui parlaient entre eux de choses de peu d’importance : « Levez les yeux et regardez les champs » (Jn 4, 35).
Je voudrais essayer de lever les yeux et de regarder les champs du monde avec vous. Je voudrais le faire, conscient de mon expérience limitée, celle d’un chrétien européen, d’un historien, d’un voyageur à travers l’histoire du monde, amené, surtout par l’expérience de la Communauté de Sant’Egidio, à être au contact de nombreuses terres de pauvreté. En faisant la comparaison avec beaucoup d’autres parties du monde, c’est l’image d’une Europe riche de ressources qui saute aux yeux. Parmi ces ressources, il y a surtout la paix : l’héritage précieux de plus de soixante ans de paix (nous commémorons ces jours-ci le soixantième anniversaire de la déclaration Schuman qui marqua le début du processus d’intégration européenne). Au 20e siècle, vingt années seulement séparent les deux guerres mondiales. La guerre est revenue en 1939. Quant à moi, italien, né en 1950 – je révèle ainsi mon âge -, dans ma vie, je n’ai jamais connu la guerre sur ma terre. Telle n’est pas l’histoire qu’ont vécue mes parents ou mes grands-parents. C’est le grand don de la paix. Chiara Lubich, dont j’évoque le souvenir avec affection, le savait bien : née dans le Trentin, italienne mais d’une Italie aux portes du monde allemand, elle a connu dans sa jeunesse le drame de la guerre entre Européens. Le charisme de son mouvement, l’unité, a mûri sous les bombes, comme une espérance chrétienne pour un continent.
De l’abîme de la seconde guerre mondiale, les Européens ont finalement appris combien il est stupide de se combattre. Combien d’années volées à des femmes, des enfants, des hommes par des guerres stupides, des violences inouïes, des massacres ! De l’abîme de la seconde guerre mondiale, de l’abîme de la Shoah, les Européens ont compris ceci : jamais plus les uns contre les autres, mais toujours les uns avec les autres ! De là est né le processus d’unification européenne. Aujourd’hui, dans notre continent, règne la paix ainsi que le bien-être (même si nous voyons la pauvreté avancer dans notre continent avec l’inquiétante crise économique ).
Si nous regardons le vaste monde, notre terre est une terre de bien-être diffus. La paix et le bien-être… La paix européenne peut sembler normale aux yeux des jeunes, mais elle est extraordinaire dans notre histoire séculaire. Elle est une bénédiction de Dieu et un don sacré !
Mais que faire de cet héritage de paix ?
Nous voyons s’insinuer la tentation de le dissiper : on le dissipe en vivant pour soi-même et en n’aimant pas la vie. Vivre pour soi-même conduit souvent à ne pas aimer la vie, à la mépriser, surtout quand elle est pauvre, faible, naissante, avancée en âge. Vivre pour soi-même devient une logique entièrement mercantile. Le matérialisme pratique, après le matérialisme marxiste, domine une grande partie des mœurs européennes et dévore les espaces de gratuité. Nous assistons à la crise de la communauté, de la famille, de la communauté locale. La solidarité diminue. La pitié pour les pauvres est en baisse. Le problème de défendre les pauvres se pose de moins en moins et bien davantage celui de se défendre des pauvres. Oui, se défendre des pauvres! Dans ce sens, nous sommes obsédés par les politiques sécuritaires. C’est par des slogans sur la sécurité que, dit-on, l’on remporte les élections.
Nos pays peuvent être tentés de vivre pour eux-mêmes dans ce climat de recrudescence des passions nationalistes. Les passions nationalistes naissent aujourd’hui non pas tant de la volonté de domination sur les autres que du désir de vivre pour soi-même. La tentation existe, forte, de se réfugier dans son heimat, petit ou grand soit-il. Il s’agit d’une position anti-historique : la grande partie des pays européens, petits ou moyens, ne peuvent affronter seuls les grands défis du monde, l’islam, la confrontation avec les économies et les civilisations des grands pays asiatiques comme la Chine et l’Inde. Notre heimat ne dure pas longtemps sans l’Europe. Au contraire, le risque existe que l’Europe prenne congé de l’histoire, comme l’a dit Benoît XVI.
Je le soulignais l’an passé en recevant le Prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle : la culture du vivre pour soi-même conduit à l’égoïsme national, local, régional … Mais, à force de vivre pour eux-mêmes, l’homme et la femme meurent ; à force de vivre pour elle-même, une nation s’éteint, une communauté s’éteint. L’Europe risque de prendre congé de l’histoire et de finir dans la petite histoire. On finit prisonniers des faits divers, des débats de nos pays, hurlés un jour, vite oubliés le lendemain. Tout cela n’est pas de l’histoire, c’est seulement des faits divers. L’Europe écrit-elle encore l’histoire ou se limite-t-elle à l’événementiel ?
On peut dissiper la paix, héritage de tant de peines et de douleurs au 20e siècle, en érigeant une Europe forteresse, qui dresse des murs à ses frontières. Mais si l’on élève des murs pour se défendre, les démons du 20e siècle reviendront, ceux des luttes fratricides. Les murs naissent de la peur d’un monde devenu trop grand, rempli de trop de protagonistes, forts et dynamiques. L’Europe au cours de son histoire s’est toujours projetée hors du continent européen : nous avons été curieux et intéressés par le monde. Ce fut l’histoire conquérante de l’impérialisme avec ses conséquences négatives, l’histoire missionnaire. L’Europe ne peut pas devenir une île protégée comme une forteresse.
Nous Européens, nous sommes tentés de nous retirer de l’histoire, sous prétexte de ne pas vouloir faire de mal comme par le passé. Nous ne sommes plus ce que nous avons été. Il y a un déclin : les projections démographiques l’illustrent. Mais il y a aussi un manque de visions du futur. Souvent la politique se réduit au réalisme de la gestion financière. Dans les dernières décennies, l’Europe a vu s’étioler les idées politiques et sociales : l’utopie, l’idéologie marxiste, le socialisme, les idées de changer la société… Tout le monde envisage le futur avec prudence. Vivons-nous une culture du déclin ?
Il y a trente ans, Jean-Paul II, élu pape, dit avec une force prophétique : « N’ayez pas peur ». Il répéta avec une conviction nouvelle l’invitation ancienne qui revient dans toute la Bible, car la peur imprègne une grande partie de l’histoire. Renoncer à agir dans le grand monde et élever des murs ne fait pas passer la peur. La peur est en nous, engendrée par le vide. La drogue nationaliste ne la fait pas disparaître. Ce n’est pas en scrutant les ennemis à l’horizon que l’on trouve le courage d’être soi-même : choix souvent facile, qui pousse parfois à brandir le christianisme comme un drapeau contre d’éventuels ennemis. Nous Européens, nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous fûmes. Mais que serons-nous ?
Nous serons ce que nous, femmes et hommes, serons capables de vivre et de communiquer. L’Europe est hésitante et effrayée, mais elle est riche de paix et de bien-être. Et nous, chrétiens européens ? La Parole de Dieu est lampe sur nos pas : écouter la Parole nous indique une route. Jésus dit aux femmes au sépulcre : « Vous, soyez sans crainte ! Je sais que vous cherchez Jésus le Crucifié » (Mt 28, 5). Qui cherche Jésus le Crucifié s’affranchit de la peur. C’est ce que firent les nouveaux martyrs au 20e siècle : je pense à Paul Schneider, pasteur évangélique, qui, le jour de Pâques, de la cellule du bunker dans lequel il était enfermé, dans le camp de Buchenwald, criait l’Évangile de la résurrection aux détenus rassemblés sur la place de l’appel leur insufflant ainsi l’espérance. Les coups des gardiens ne parvenaient pas à le faire taire. Je pense aux nombreux pasteurs catholiques, évangéliques, orthodoxes enfermés dans le camp voisin à Dachau, qui, dans les tribulations, ont vécu une communion profonde, s’insufflant réciproquement du courage. La recherche de Jésus crucifié a donné aux martyrs une force humble face aux pouvoirs forts : une force faible. L’Europe, au 20e siècle, occupée à construire des ordres nouveaux, a connu une époque de martyrs.
Dans des années plus récentes, je me souviens du témoignage de frère Roger Schutz, réformé et suisse, qui, en pleine guerre, commença à Taizé une expérience œcuménique, en y créant un carrefour de jeunes européens et un sanctuaire de paix et de foi. Il fut tué en 2005, à un âge avancé, tandis qu’il était en prière parmi les jeunes. Sa mort parle d’une vie sans défense, offerte aux jeunes sur la colline de Taizé. Le christianisme de cet homme et de beaucoup d’autres inquiète la conscience européenne fatiguée et myope. La recherche de Jésus le Crucifié peut inquiéter la culture de la peur, la dissipation de la paix, du bien-être, de la liberté. Martin Buber affirmait avec sagesse : « Commencer par soi-même : voilà la seule chose qui compte… le point d’Archimède à partir duquel je peux, en mon lieu, mouvoir le monde est la transformation de moi-même ». L’homme spirituel commence par lui-même, mais il ne renonce pas à mouvoir le monde. C’est le chemin de la conversion. Commence par ton cœur et tu feras mouvoir le monde ! Mouvoir le monde du mal, de la misère que l’on vit même dans l’Europe riche où l’on a oublié le mot « justice », de la misère dans le sud du monde, de la violence répandue, de la guerre… Des hommes et des femmes spirituels ne renoncent pas à mouvoir le monde. Le providentialisme économique ne suffit pas à indiquer le futur. Au contraire, la crise économique, dans laquelle nous nous trouvons encore, a montré que le marché n’est pas la providence. Et la crise économique que nous traversons finira par concentrer toujours plus les pays riches sur leurs problèmes. Il y a besoin d’une vie débordante de foi et d’amour dans cette Europe pauvre en visions pour le futur. L’apôtre Paul témoigne de la pierre d’angle chrétienne pour l’Europe : « En effet, l’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5, 14-15).
C’est une pensée qui inquiète : ceux qui vivent, ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour nous ! Il s’agit d’une orientation tout autre que celle de la mentalité européenne. Les chrétiens doivent se libérer de la peur et de l’avarice insatiable qu’est l’idolâtrie qui nous fait vivre pour nous, impuissants, fermés, concentrés sur nos petites disputes familiales, garantis par un présent riche de bien-être et de paix, sans nous soucier de ceux qui sont en dehors de l’Europe.
Même nos mouvements, nos communautés peuvent être tentées de vivre pour elles-mêmes, dans l’autoréférentialité. Ne nous laissons pas contaminer par la maladie européenne. Saurons-nous mettre en crise la culture et la pratique de pays, de communautés, d’hommes qui vivent pour eux? Saurons-nous attirer les autres en rayonnant de joie d’être finalement de véritables hommes et femmes ? Le grand maître juif Hillel disait : « S’il t’arrive de te retrouver dans un milieu dépourvu d’hommes, efforce-toi d’être un homme ». Efforce-toi d’être homme, d’être humain ! C’est ainsi que l’on réduit le politically correct du vivre pour soi-même, l’Europe forteresse, la myopie égoïste de nations européennes concentrées sur elles-mêmes.
En 1968, dans ses dialogues avec le patriarche Athénagoras, Olivier Clément, l’un des grands chrétiens européens de notre temps, remarquait déjà un début de processus de mondialisation : « d’une part… l’avènement de l’homme planétaire, dans une histoire qui devient mondiale : de l’autre… chaque peuple [qui] s’accroche à son originalité… ». Le patriarche, père de l’œcuménisme du 20e siècle, lui répondait : « Nous chrétiens, nous devons nous situer à la jonction de ces deux mouvements pour tenter de les harmoniser… Églises sœurs, peuples frères : tels devraient être notre exemple et notre message ». Ne pas vivre pour soi-même, c’est trouver le point d’équilibre pacifique entre l’unification globalisante et le particularisme croissant. Les États européens ne peuvent pas vivre seulement d’un futur national : il y a un processus d’unification à faire progresser. On craint de perdre quelque chose aujourd’hui, mais demain, les États européens se perdront s’ils restent seuls. Pourtant, l’unification européenne n’est pas une bureaucratie ou une construction sans âme, sans passion.
Des chrétiens davantage frères (c’est l’œcuménisme) doivent être âme et passion pour des peuples européens plus unis. Nombreux sont les sceptiques de l’œcuménisme et ce, pour différentes raisons. Mais l’unité des chrétiens est un commandement du Seigneur. Qui renoncerait au commandement de l’amour parce qu’aujourd’hui encore les hommes se haïssent ? Nous ne devons pas renoncer au commandement de l’unité. Nous avons besoin les uns des autres. L’œcuménisme est un échange de dons. Cela, notre ami Helmut Nicklas, dont j’évoque la mémoire tout spécialement aujourd’hui où nous sommes rassemblés dans sa ville, l’avait bien compris. Combien avons-nous reçu les uns des autres tout au long de ces dix années de route, chers amis. Il existe un lien profond, mystérieux, entre la paix et l’unité des chrétiens d’une part et la paix du monde et son unité d’autre part. C’est pourquoi on ne peut laisser refroidir la passion œcuménique, comme cela arrive souvent dans les dialogues académiques et diplomatiques.
En voyageant, je perçois une question posée à l’Europe. Je reviens depuis quelques jours de Guinée Conakry où vit et travaille une belle Communauté de Sant’Egidio. C’est de ce pays qu’il y a plus de dix ans deux adolescents partirent une nuit en s’introduisant dans le train d’atterrissage d’un avion à destination de l’Europe. Yaguine et Fodé, c’étaient leurs noms, ont été retrouvés morts de froid. Ils portaient avec eux un message adressé aux « excellences européennes » : « Nous souffrons énormément en Afrique, nous manquons de droits, nous avons la guerre, le manque de nourriture, la maladie … ». Voilà ce qu’ils écrivaient. Ce besoin d’Europe n’est-ce pas une vocation ?
La guerre européenne, à deux reprises au cours du 20e siècle, est devenue mondiale. La paix européenne doit être contagieuse dans le monde ! Aujourd’hui, dans le mentalité courante, la guerre est réhabilitée comme instrument pour résoudre les problèmes. Quelques uns – prenez le terrorisme - peuvent faire la guerre et causer des souffrances à beaucoup de monde. Mais la guerre et la violence sont l’expression du mal ! Les chrétiens européens ont une responsabilité de paix dans le monde. C’est une mission. On peut vaincre les démons de la guerre, de la violence. Les chrétiens ont une force de paix. Je le dis en partant de l’expérience de la Communauté de Sant’Egidio en Afrique (par exemple la réalisation de la paix au Mozambique après une guerre qui a fait un million de morts). Aujourd’hui, tous peuvent travailler pour la paix, pas seulement les grands États. L’Europe, à l’origine de deux guerres mondiales, ne doit-elle pas être à l’origine de la paix dans le monde ? C’est à nous chrétiens de demander cela à nos gouvernants. Mais c’est aussi à nous chrétiens de découvrir notre pouvoir de libérer les peuples de la guerre, du mal de la violence. C’est une terrible maladie qui peut être guérie.
Une Europe qui ne vit pas pour elle-même ne peut pas oublier l’Afrique. Son avenir est étroitement lié à l’Europe. Aujourd’hui l’Afrique est terre de douleurs, de maladies et de violence, mais elle est aussi terre de nouveaux expansionnismes comme l’expansionnisme chinois avec sa proposition de capitalisme et d’autoritarisme, terre de grandes possibilités. De grands Européens ont dit que l’Europe et l’Afrique ont un destin commun : je pense à Albert Schweitzer, théologien, exégète, qui passa une grande partie de sa vie auprès des malades africains. Mais je pense aussi à de grands Africains comme le président sénégalais Senghor. Son rêve était l’Eurafrique : deux continents unis sur un pied d’égalité, l’un ayant besoin d’autre. Aujourd’hui, les vingt-deux millions de séropositifs et de malades du sida en Afrique nous inquiètent. Une large partie d’entre eux ne peuvent être soignés à cause du coût élevé des médicaments, alors que l’on peut désormais soigner le sida dans toute l’Europe. Une grande partie du monde est privée d’un système de santé gratuit : en Côte d’Ivoire, si une femme enceinte ne peut pas payer elle-même un accouchement par césarienne, elle risque de mourir. En Amérique Centrale, ceux qui ne peuvent pas payer la chimiothérapie meurent.
Il s’agit d’une désinvolture honteuse de l’Europe qui fait bonne chère tandis que Lazare meurt à sa porte. Il meurt de maladie, de faim et du manque d’eau. Pensons aux enfants « invisibles » sur le continent africain. Environ 70% des enfants africains ne sont pas enregistrés à la naissance. Ils n’ont pas droit à un nom. Ils n’existent pour personne. Qu’adviendra-t-il d’eux ?
La justice ne peut pas être absente de notre prophétie. C’est un mot dont on a perdu le sens profondément biblique, après tant d’utilisations politiques. Mais Jésus l’évoque dans les Béatitudes, avec un regard d’amour envers ceux qui en sont assoiffés. La justice doit inquiéter les politiques économiques de nos pays, où il y a trop de pauvres ; elle doit inquiéter les relations économiques entre nous et avec le monde, avec l’Afrique. Oui, l’Afrique va de pair avec l’Europe car elle est un banc d’essai de la moralité de la politique internationale.
Un grand pape, Paul VI, écrivait il y a cinquante ans : « C’est un humanisme planétaire qu’il convient de promouvoir ». Puis il remarquait : « Le monde est malade. Son mal réside moins dans la dilapidation des ressources ou dans leur accaparement de la part de quelques-uns, que dans le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples ». L’Europe – c’est notre impulsion de croyants - peut retrouver sa place dans le monde en œuvrant pour un humanisme planétaire. C’est pourquoi nous devons être audacieux, mais aussi croyants et frères.
Le christianisme européen a une histoire d’amour pour le Sud du monde. Les communautés chrétiennes, en fonction de leur histoire, peuvent s’engager avec audace pour faire renaître la fraternité entre les peuples. L’Europe ne peut-elle pas être aujourd’hui un instrument de fraternité entre les peuples ? Les chrétiens européens n’ont-ils pas la responsabilité d’un ministère de paix dans le monde ?
De la vie de femmes et d’hommes spirituels en Europe peuvent jaillir un humanisme planétaire, des initiatives de paix et de solidarité, une vision du monde comme maison commune des peuples et des hommes. Du reste, les changements climatiques (dont les effets sont désormais perçus par tous) montrent que la terre est une maison commune. Mais les calamités naturelles comme le tremblement de terre d’Haïti le montrent aussi. On découvre une terrible interdépendance. Où iront et que feront trois millions d’Haïtiens ? De plus en plus, le destin des peuples est lié entre eux comme dans une maison commune.
De chrétiens qui écoutent la Parole de Dieu, qui prient, qui reconstruisent l’unité brisée, naît un amour responsable qui devient mission, qui renonce à ne vivre que pour soi-même, naît aussi un humanisme qui peut devenir planétaire. L’Europe d’aujourd’hui n’est plus celle qu’elle fut. Elle peut avoir une mission dans le monde.
On peut faire sortir le monde (c’est-à-dire les peuples et les hommes) de l’esclavage de la guerre et de la pauvreté, de l’esclavage de la violence, de la prison d’une vie vécue pour soi-même, si nous ouvrons notre cœur à l’Évangile, si nous nous unissons à la prière des frères, si nous regardons avec amour nos frères et nos sœurs. Saint Séraphin de Sarov enseignait avec sagesse : « Acquiers la paix intérieure et des âmes, par milliers, trouveront auprès de toi le salut ». Oui; si les Européens, si les chrétiens européens ne vivent pas pour eux-mêmes, s’ils acquièrent la paix du Christ, des millions autour d’eux, en Europe et ailleurs, trouveront la paix et le salut !
Puisse, chers amis, l’Esprit Saint de Dieu que nous recevrons à la Pentecôte, esprit de force et d’amour, nous guider dans les jours qui viendront. Un grand devoir nous attend ! Moi aujourd’hui, en voyant vos visages, j’ai une grande espérance et une grande confiance.
Professeur Andrea Riccardi