Anne-Marie et George : l’amitié et la vie par-delà les couloirs de la mort

A l’occasion de la mobilisation des « Villes pour la vie, villes contre la Peine de Mort » du 30 novembre, nous publions le poignant témoignage d’Anne Marie Capus, membre du mouvement « Vive les aînés » de la Communauté de Sant’Egidio, et de son amitié, pendant 12 années, avec George, condamné à mort en Floride.

A Paris, la journée de mobilisation internationale des « Villes pour la vie, villes contre la peine de mort » sera marquée par un rassemblement et par l'illumination la façade de la maison Victor Hugo mercredi 30 novembre 2016 à 19h, 6 places des Vosges à Paris (métro Bastille).

C’est par l’envoi en 2004 d’une banale carte postale que commença mon amitié de 12 ans avec George, un condamné à mort inconnu dans un cachot de Floride. La correspondance avec George fut d’abord espacée : que dire à un inconnu ? à un condamné à mort ? Lui parler des “temps heureux” de sa vie ? Je les ignorais car il a attendu plusieurs années avant de les raconter; Appuyer ses protestations d’innocence ? il eût été présomptueux et maladroit de prendre parti, de l’extérieur, sur des faits aussi anciens et sur le fonctionnement d’une justice pénale étrangère; Partager sa souffrance de condamné à mort ? George, très pudique, s’est rarement épanché sur l’angoisse quotidienne d’une mort pourtant omniprésente : crainte du mandat d’exécution qui peut arriver n’importe quand, même au bout de 5, 10, 20 ou 30 ans de cachot ; Horreur de l’exécutions “légales” de ceux qu’on a côtoyés pendant des années : il m’écrivit un jour “ils ont repris les exécutions le 11 février; ici nous n’avons rien pu faire de la journée jusqu’aux informations de 23h quand mon voisin de cellule m’a dit qu’on avait exécuté M. ; pendant 3 ans nous avions été voisins” ; Mais aussi assassinats des détenus, dans leur cellule ou dans un fourgon de transport, par des gardiens mafieux ; Ou même règlements de comptes mortels entre détenus, à la promenade ou aux douches, devant des gardiens qui détournent les yeux…

Ce fut George qui, mis en confiance, donna le ton. Après avoir été oublié dans son cachot pendant tant d’années, il existait enfin pour quelqu’un à qui il voulait tout simplement parler de sa vie quotidienne :

”Je ne savais pas que vous portiez tant d’intérêt à ma vie, cela m’a réchauffé le cœur » ; « J’ai reçu un appel téléphonique de ma sœur, que je n’ai ni vue ni entendue depuis 35 ans, pour m’annoncer que mon frère était décédé » ; « Quand j’ai reçu (grâce à vous) mes nouvelles chaussures, j’ai marché en long et en large dans ma cellule et je ne les ai quittées que pour aller au lit, c’était ma première paire de chaussures neuves en 21 ans ½ » ; « J’ai été hospitalisé pour une pneumonie et suis resté inconscient pendant 7 jours » ; Je viens d’être informé que je suis maintenant le plus vieux condamné à mort de Floride”...

Peu à peu il se sentit dans une union si forte avec le groupe des personnes âgées de la Communauté de Sant’Egidio qu’il en vint à se considérer comme un membre à part entière. Par exemple, il participait en pensée aux repas de Noël quand il en recevait les photos : “tout le monde a l’air heureux, même les personnes sans abri emmitouflées dans des vêtements d’hiver ... j’ai eu faim en les voyant tous manger”.

A chaque étape importante de sa procédure judiciaire il nous demandait de prier pour lui, et il terminait chaque lettre en rappelant qu’il priait pour nous : “je remercie chacune de ces merveilleuses personnes qui m’ont réellement aidé de leurs prières”.

Ou encore : « Quand j’ai lu dans votre dernière lettre que vous avez célébré un office à la mémoire de Micheline qui venait de mourir, je me suis arrêté de lire et j’ai prié pour elle » ; « Dites à la dame qui a les mêmes problèmes respiratoires que moi que je prie pour elle chaque soir”.

Jusqu’à la fin de sa vie, espérant toujours une possible libération, il s’imaginait rendre immédiatement visite à ses amis de Sant’Egidio à Paris pour les remercier. Conscient et fier de cette relation privilégiée qui le reliait au monde extérieur, il a voulu l’ouvrir aux condamnés qu’il côtoyait : “puisque vous ne voulez pas que je vous rembourse l’argent que vous m’avez avancé pour acheter une TV, j’ai utilisé cette somme pour aider 6 détenus à acheter un décodeur, ... j’espère que vous approuverez ce que j’ai fait » ? En demandant aux bénéficiaires de nous remercier, George s’efforçait de créer un réseau et c’est bien ainsi qu’ils l’ont compris : “continuez de prier pour nous s’il vous plaît, “il est bon de savoir qu’il y a des personnes telles que vous dans le monde qui se soucient de nous, “merci de nous garder dans vos prières, “nous apprécions vos prières, ... que Dieu vous bénisse tous et vous accorde la joie”,

Quelques mois plus tard, George “récidivait” : “j’économise sur ma petite allocation de Vétéran pour offrir un petit quelque chose à Noël à 15 détenus de mon étage qui n’ont pas d’argent du tout, ils sauront ainsi que quelqu’un pense à eux et j’ai demandé à mon voisin Richard qui sait dessiner de faire 15 petites cartes mentionnant que c’est un cadeau des personnes âgées de Paris, c’est ma façon de remercier tous ces gens qui m’aident”. Ce fut pour chacun un sandwich au poulet et un Coca ... et pour nous un débordement de remerciements pour notre bonté, notre compassion, notre générosité, ... et des bénédictions : ”que Dieu fasse luire sa face sur vous” ...

J’ai eu la chance de passer de longues journées de parloir avec George lors de mes visites en 2010 et 2012 : vieillissant, malade, mais toujours combattif et attentif aux autres, il rendait grâces pour les échanges profonds permis par ces rencontres.

Lucide, il a vu la mort arriver et a eu la délicatesse de prévoir une lettre posthume pour remercier ses amis.

Il demeure avec nous en esprit. Et il nous laisse ses compagnons du couloir de la mort qui comptent sur nous.

Anne-Marie Capus

 

Qui était George ? Anne-Marie nous raconte l’histoire de son ami.

Né en 1933 dans une fratrie de 8 enfants d’une famille pauvre vite éclatée, élevé par ses grands-parents maternels dans une ferme cultivant le tabac, Il revient adolescent chez ses parents mais est battu par son père et brimé à l’école. Croyant trouver son salut en s’engageant dans l’armée avant l’âge de 16 ans, il est envoyé sur le front de Corée. Il connait ensuite une difficile réadaptation à la vie civile, marquée par l’instabilité familiale et professionnelle, perdant progressivement le contrôle de sa vie. Il est condamné à mort en 1988, sentence annulée et remplacée en 2010 par une condamnation à la prison à vie. Georges est décédé en 2016.

En réalité, pour George, seules deux périodes émergent dans sa vie : d’abord sa vie à la ferme : pauvre, non scolarisé, il reçoit pourtant une solide (ou dure ?) éducation de son grand-père, un Indien Cheroquee : « il m’a appris beaucoup de choses, je savais pister le daim ou l’ours, et j’ai appris à bien me servir d’une carabine...; il faut être debout avant le lever du soleil et il fait nuit avant qu’on aille dîner; mon grand-père avait une règle : ne jamais lui dire “je ne sais pas ” » ; il disait : « fais attention, regarde et apprends, on n’est jamais trop vieux pour apprendre quelque chose de nouveau » ;

Puis sa participation à la guerre de Corée : sa forte constitution physique lui permet de déployer énergie et courage pour survivre aux combats les plus éprouvants; sa conduite lors des batailles les plus féroces et les plus désespérées fait de lui un héros ; plusieurs fois blessé et récompensé par des décorations, il racontait : « le combat de Chipyong-ni fut une lutte héroïque entre 20 000 Chinois et 4800 Américains qu’ils avaient été encerclés ».

C’est malheureusement pendant ces années — exaltantes à ses yeux — qu’il contracte deux maux dont il n’aura pas conscience mais qui affecteront toute sa vie : une addiction au tabac (il commence à fumer à l’âge de 8 ans sur la ferme) et un traumatisme psychique lié aux atrocités de la guerre auxquelles il assista (ou participa ?) alors qu’il n’avait que 17 ans, et qui ne fut jamais soigné.

George était aussi doté d’une force de volonté extraordinaire, ce qui lui permit de reprendre sa vie en mains après sa condamnation et de ne jamais se décourager : illettré, il apprend à lire et à écrire à 50 ans passés, grâce à James son voisin de cellule pendant 8 ans. « C’était simple : James écrivait quelques mots — d’abord courts — sur un papier qu’il me passait à travers les barreaux et que j’apprenais à déchiffrer et à recopier, puis je repassais le papier à James qui corrigeait; et ainsi de suite avec des mots plus longs ... ». Sans éducation, il apprend la procédure pénale pour suppléer l’incompétence ou la mauvaise volonté de ses 14 avocats successifs et engage tous les recours possibles contre sa condamnation. Sauvé de l’exécution par la cassation de sa sentence de mort il dit : « au moins, ils ne me tueront pas ». Il conteste sa nouvelle condamnation — à vie — et dépose d’autres recours pour obtenir un nouveau procès sur le fond, espérant toujours être disculpé et libéré. Apprenant en 2009 que l’état de ses poumons le condamne à brève échéance s’il n’arrête pas de fumer, il cessa immédiatement et définitivement malgré sa longue addiction et bien qu’entouré de fumeurs dans les cellules voisines : « ... cela fait aujourd’hui 43 jours que j’ai arrêté et c’est dur après avoir fumé pendant 67 ans ». Autre témoignage de son courage et de sa force de vie, le message qu’il adressa à son ami Victor, dépressif, un message révélateur de sa personnalité : « n’abandonne jamais ».