A l'occasion du 10e anniversaire de la mort du cardinal Martini, nous nous rappelons son message délivré lors de la Prière pour la Paix organisée à Milan en 1993

VIIe  Rencontre Internationale Hommes et Religions
Terre des hommes,
invocations à Dieu
Milan, 19-22 septembre 1993

Message du cardinal Martini

Notre planète est aujourd'hui marquée par de profondes divisions qui ne regardent pas seulement l'est et l'ouest, mais de manière peut-être plus "traumatique" et dangereuse le nord et le sud du monde. Ces divisions, qui fut un temps se situaient plus loin, marquant la distance entre nous et les pays où l'on a faim, aujourd'hui sont devenues également les nôtres: l'Europe également est en train de devenir un réalité multiraciale et resurgissent aisni de vieilles résistances, des poussées racistes, méfiance et préjugés. Les sociétés peinent toujours plus à exprimer leurs motifs d'être ensemble: nous le voyons de manière alarmante dans les pays de l'Europe post-communiste.

Nous le lisons au niveau ethnique et politique dans les régions du centre et de l'est de l'Europe ; nous le lisons, gravissime, en ex-Yougoslavie ; nous le lisons dans tous les Etats de l'ex-Union soviétique : nous le lisons également dans les diverses minorités ethniques des autres pays (Roumanie, Hongrie, ex-Tchécoslovaquie). Mais si nous poussons le regard au loin, nous pouvons voir des contours encore plus dramatiques, car largement ignorés, dans les difficiles pourparlers de paix et dans les guerres oubliées des pays africains. En somme, la fatigue d'être ensemble a grandi ; le ciment habituel des oppositions idéologiques venant à manquer, ont éclaté toutes les "individualités" qui ne s'étaient jamais réconciliées, qui n'avaient jamais appris à tolérer certaines valeurs. En effet, en ce moment que nous venons d'inaugurer, ce n'est pas seulement la misère qui arme les mains, mais nous sommes en train de découvrir des voies nouvelles et imprévues ainsi que des tentation de militarisation des consciences, commes les nationalismes et les fondamentalismes.

La présence des étrangers, dont beaucoup sont des minorités, même s'ils sont parfois en situation d'irrégularité, dans notre Europe, n'est pas bien tolérée. Les réactions que l'on voit parfois mettent en évidence des composantes xénophobes face auxquelles on observe que l'étranger immigré est un authentique pauvre, aujourd'hui, dans nos sociétés européennes. Dans les paroles et dans les attitudes de la vie quotidienne se manifeste de manières différentes, mais toujours plus fréquente, un sentiment instinctif d'opposition à l'autre: c'est la voie la plus simple et la plus immédiate pour affirmer sa propre identité.

Des formes résurgentes de racisme, avec des nuances différentes, semblent assumer dans de nombreux pays les traits d'un phénomène de masse: ce n'est pas de l'idéologie, mais une habitude quotidienne des sociétés n'ayant plus d'idéologie, aux prises avec des difficultés internes et tentées par les racourcis des "boucs émissaires". Avec l'inhospitalité envers l'étranger s'enracinent la division et le mal dans les sociétés du bien-être, des racines qui trouvent un terrain fertile dans un sens diffus d'insécurité et d'insatisfaction.

Nous nous trouvons aujourd'hui face à une conjoncture sociale jamais expérimentée dans l'histoire. Nous sommes entrés dans une nouvelle période de l'histoire humaine sur la terre: de vieilles structures idéologiques et politiques sont tombées, de nouveaux équilibres se cherchent, de manière confuse, on se rend compte de la nécessité d'un nouvel ordre international: la géographie du monde est en train de changer. Si le mur qui divisait l'Europe a été abattu, on sent par ailleurs la volonté d'ériger de nouveaux murs, parfois plus hauts, au nom de la défense de sa propre sécurité. Des murs à l'intérieur des Etats, des murs entre les nations, un grand mur entre le nord et le sud du monde.

La tentation du nord est de se retirer, élevant une grande barrière qui la protègerait de l'insécurité et de l'instabilité venant du sud: c'est le grand mur qui devait protéger l'ancien empire romain des barbares. La solidarité qui s'émousse, l'indivisualisme croissant, la privatisation des consciences, les peurs et les insécurités qui poussent l'individu à se retirer dans l'intimité, sont des symptômes d'un problème plus général: la renoncement à penser un destin commun universel sous le signe de la paix et de la justice. Toutefois, l'actuelle contingence historique offre au nord du monde une chance extraordinaire pour se régénérer en profondeur dans son rapport au sud, sauvant en même temps le meilleur de sa tradition historique et de la civilisation de tout peuple.

Pour la première fois peut-être de l'époque moderne s'offre la possibilité d'édifier une cohabitation civile ne naissant pas d'une contrapposition. C'est le défi de construire une société sans ennemis, sans adversaires - mais pas pour autant sans identité -, une société où les diversités se réconcilient et s'intègrent. Toujours plus forte apparaît la connexion entre le problème de la paix et la question du développement: il peut apparaître utopique, mais en réalité c'est réaliste et donc clairvoyant, de repenser l'économie en l'ouvrant à l'univers des valeurs et des cultures, au rapport avec la dignité de la personne, de la liberté et de l'espérance.

Il faut relancer de nouvelles et grandes stratégies de développement, oeuvrer afin que la communauté internationale puisse revoir les règles économiques et politiques: l'économie doit devenir science et pratique quotidienne, capables de transcender au nom de l'éthique ses propres limites, et enrichir ainsi son bagage d'actions et de connaissances. Tout ceci n'est pas qu'une question de bonne volonté, c'est également l'attitude la plus intelligente pour affronter les grands défis que nous avons à relever.

Il est nécessaire de retrouver le goût et la volonté de cheminer ensemble de manière solidaire: tel est le signe et la garantie de toute société adulte. Il est nécessaire de recommencer à "penser en grand", dépassant la tentation diffuse de se contenter de solutions provisoires et de petit cabotage, qui ne peuvent que compenser les divers intérêts en jeu, mais ne sont pas en mesure de s'interroger et de converger vers une vision de grande ampleur. Il est nécessaire de réaffirmer un sens commun d'humanité: sortir de la cage du particularisme et recommencer à parler de la Terre aux hommes. Dans les processus de pacification, souvent contradictoires, actuellement en acte en diverses régions du monde, les grandes religions peuvent et doivent aujourd'hui jouer un rôle grand et irremplaçable.

Les religions sont en mesure de jeter des ponts et de tisser des liens entre les personnes et entre les peuples: elles ont l'énergie et la capacité de dépasser les frontières circonscrites d'une terre et d'une culture. Leur force est faible, non comparable à la puissance des armes, des lois, des systèmes économiques. Il s'agit d'une force spirituelle, qui transforme l'homme de l'intérieur et le rend juste et miséricordieux. Cette force est aujourd'hui nécessaire: les personnes en ont besoin tout comme les nations, si elles veulent se réapproprier le sens du passé, la valeur du présent, l'espoir de l'avenir. Les religions, dans leur pauvreté, ont la richesse d'une aspiration universelle: toutes rappellent que les hommes ont un destin commun, au regard des autres hommes et devant Dieu.

Dans leur faiblesse, elles ont cependant les énergies suffisantes pour parler à tous les hommes et leur indiquer un chemin, sans craindre l'histoire ; elles peuvent le faire car elles sont libres des grands intérêts politiques, stratégiques, économiques qui dominent chaque société. Leur force est dans cette liberté. Le croyant, en effet, n'a pas besoin d'être fort pour inculquer la force, n'a pas besoin d'être sûr de soi pour donner de l'espoir, n'a pas besoin d'être en dehors des épreuves de la vie pour communiquer la joie. Jean XXIII, avec le coeur ouvert et sage de l'homme de foi, enseignait ainsi aux chrétiens et à tous les hommes de bonne volonté: "Tout croyant, en ce monde, doit être une étincelle de lumière, un centre d'amour, un ferment vivifiant dans la masse: et plus i lle sera, plus son coeur sera proche de Dieu".

La mémoire du 31e anniversaire de la Pacem in terris - l'encyclique qui constitua comme le testament d'un pape clairvoyant, qui comme un père sage et prévoyant s'adressait à toute la famille humaine, alors divisée comme aujourd'hui par des oppositions et des intérêts divergents - nous pousse comme chrétiens à dépasser les divisions de ce monde et à assumer avec une responsabilité renouvelée le devoir de construire la paix, avec les croyants des autres religions et tous les hommes et les femmes de bonne volonté. Il est nécessaire d'observer que ces dernières années, à travers des expériences diverses, a grandi et s'est diffusée la conscience commune de la paix comme un don, comme un bien transcendant, qui n'est pas reconduisible à la simple somme des efforts humains, et qui doit donc être recherchée dans cette "Réalité qui est au-delà de nous tous".

Cette conscience assigne un rôle fondamental aux hommes de religion, lesquels, malgré la pauvreté de leurs moyens, sont appelés à faire davantage entendre leur voix, pour réveiller les consciences et transformer le coeur des hommes: "La paix - dit Jean-Paul II à l'occasion de la Journée d'Assise - a besoin de ses prophètes". Il est hors de doute que de nos jours justement, de manière ancienne et pourtant nouvelle, la guerre ait trouvé et trouve sinon ses prophètes, du moins ses fidèles. Et on ne peut ignorer la tentative qui en de nombreux lieux est faite de légitimer les guerres comme voie extrême mais toujours plus ordinaire pour affirmer ses propres droits, à travers les religions. C'est une tentative qui a toujours traversé l'histoire, mais qu'il est aujourd'hui possible de retrancher du sein de toute tradition religieuse.

La paix authentique, qui naît non de la précaire fin des guerres et de la victoire, laquelle signifie toujours défaite pour les autres, est, comme l'a sans cesse rappelé Jean-Paul II, un bien indivisible. Face aux souffrances et aux guerres, aux injustices, aux dominations, aux demandes et aux attentes de tant de peuples de la terre, les hommes de religion ont commencé à être solidaires dans la recherche et dans la construction d'un chemin de paix. Cette paix, qui est écrite dans le coeur de toute religion, n'est pas seulement la fin de la guerre, mais est une réalité positive plus large et plus profonde, la finalité véritable de l'humanité.

Dans le message du pape Paul VI du 1er janvier 1970, à l'opccasion de la célébration de la Journée mondiale de la Paix, nous lisons: "Quand Nous parlons de paix, amis, nous ne vous proposons pas un immobilisme paralysant et égoïste. On ne jouit pas de la paix; on la crée. La paix n'est pas un niveau désormais atteint; c'est un niveau supérieur auquel toujours doivent aspirer tous et chacun. Ce n'est pas une idéologie soporifique; c'est une conception déontologique, qui nous rend tous responsables du bien commun et nous oblige à offrir chacun de nos efforts pour sa cause: la vraie cause de l'humanité. Nous sommes bien conscient de l'apparent paradoxe de ce programme, qui semble s'établir hors de la réalité, hors de toute réalité instinctive, philosophique, sociale, historique... La loi, c'est la lutte. Comme la lutte est la force du succès, et même: la lutte est la justice. (...) Que la lutte puisse être suivie de succès, personne ne le conteste. Mais Nous disons qu'elle ne peut constituer l'idée-lumière dont l'humanité a besoin. Nous disons qu'il est temps pour la civilisation de se laisser inspirer par une autre conception que celle de la lutte, de la violence, de la guerre, de la vexation, pour faire avancer le monde vers une justice vraie et commune à tous”. 

Les ressources dont disposent les croyants tirent toute leur force et proviennent  de la prière. Celle-ci illumine la vie de tout homme de foi, oriente sa présence dans le monde, donne l'énergie nécessaire à son engagement de bâtisseur de paix. La prière, en effet, tandis qu'elle ouvre à la rencontre avec Dieu, dispose le coeur de chacun à la rencontre avec l'autre, aidant à établir avec tous, sans discrimination aucune, des rapports de respect, de compréhension, d'amour et de coopération.

La prière est l'arme pacifique de l'homme religieux. C'est ce que Jean-Paul II a réaffirmé à Assise, lors de la rencontre avec les représentants religieux le 9 janvier dernier : "Chacun de nous sait que notre propre conception religieuse est engagée pour le respect de tout être humain dans tous ses droits et non pour l'oppression de l'homme sur l'homme ; elle est pour la coexistence pacifique des ethnies, des peuples et des religions, non pour l'opposition violente ou la guerre. Face à cette conviction commune, qui découle pour les religions ici présentes d'un sens précis de la dignité de la personne humaine, le spectacle des horreurs des guerres qui se déroulent sur le continent, en particulier dans les Balkans, ne peut manquer de nous pousser à recourir au moyen propre à ceux qui croient ; ce moyen est la prière". Les hommes de religion ont une tâche très différente de celle des hommes politiques. Ils discutent de la paix et de la guerre, et sont souvent en désaccord : les opinions, les stratégies, les intérêts sont de nature très différente. Souvent, les gens veulent la paix, mais ne sont pas prêts à supporter les coûts que la paix exige. Les croyants ne peuvent certes pas se substituer aux hommes politiques dans leurs responsabilités premières, mais ils ont leur propre tâche, à la fois simple et noble : on leur demande d'être vigilants, à l'écoute des attentes et des espoirs des hommes, dans un dialogue sincère avec tous, dans la prière et dans la recherche constante de la paix. C'est ainsi que le pape Paul VI poursuivait dans le message susmentionné - et cela pourrait bien exprimer la tâche actuelle des hommes de religion - "Il ne Nous appartient pas de juger les différends qui existent encore entre nations, races, tribus, classes sociales. Mais c'est Notre mission de prendre la parole au milieu des hommes qui sont en conflit les uns avec les autres. Notre mission est de rappeler aux hommes qu'ils sont des frères. C'est Notre mission d'apprendre aux hommes à s'aimer, à se réconcilier, à s'éduquer à la Paix. En tant que chrétiens, nous ne pouvons nous empêcher de ressentir un appel particulier à témoigner de manière concordante de l'"Évangile de la paix". La vraie paix, don précieux du Seigneur ressuscité, n'est pas un bien exclusivement réservé aux siens, mais au contraire une source de grave responsabilité envers les hommes et les femmes de toute langue, culture, tradition, "jusqu'aux extrémités de la terre". En tant que chrétiens, nous devons répondre aux grands défis du monde contemporain en nous ouvrant à la solidarité avec d'autres croyants, afin d'entreprendre la grande œuvre de construction de la paix que le monde attend, mais qui en même temps ne sait pas se donner. Le message du 1er janvier 1970 conclut : "Prêcher l'Evangile du pardon semble absurde à la politique humaine, car dans l'économie naturelle, la justice ne le permet souvent pas. (...) La Paix qui met fin à un conflit est généralement une imposition, un écrasement, un joug. (...) Ce qui manque à cette Paix, trop souvent feinte et instable, c'est la résolution complète du conflit, c'est-à-dire le pardon, le sacrifice du vainqueur à ces avantages obtenus, qui humilient et rendent le vaincu inexorablement malheureux ; et le vaincu n'a pas la force d'âme de la réconciliation. La paix sans la miséricorde, comment peut-on l'appeler ainsi ? Une paix saturée de l'esprit de vengeance, comment cela peut-il être vrai ? D'une part et d'autre part, il faut faire appel à cette justice supérieure qu'est le pardon, qui efface les questions insolubles de prestige et rend l'amitié encore possible. Une leçon difficile ; mais n'est-elle pas magnifique ? n'est-elle pas d'actualité ? n'est-elle pas chrétienne ?" Avec les faibles armes de la prière et de la recherche commune, en solidarité avec les souffrances des hommes et des femmes de tous les pays, les hommes et les femmes de religion veulent continuer à marcher comme des pèlerins dans ce monde, en renouvelant leur engagement comme artisans de paix et en élevant leurs invocations à Dieu jusqu'au ciel, dans différentes langues et traditions. C'est avec joie, confiance et espoir que j'ai le plaisir d'annoncer la prochaine rencontre internationale des hommes et des religions, intitulée "Terre des hommes, invocations à Dieu", qui se tiendra à Milan du 19 au 22 septembre 1993. C'est une autre étape, non secondaire, de ce pèlerinage que le Pape lui-même, Jean-Paul II, a inauguré à Assise en 1986, en convoquant les représentants des Eglises chrétiennes et des grandes religions du monde pour qu'ils se réunissent et prient pour la paix. Ce voyage, depuis lors promu et soutenu par la Communauté de Sant'Egidio - qui a voulu répondre à l'invitation du Pape lui-même, exprimée dans le message final de cette journée historique - a parcouru ces dernières années plusieurs villes européennes : Rome, Varsovie, Bari, Malte, Bruxelles. Plus de trois cents représentants religieux se sont réunis cette année à Milan, en septembre, pour s'interroger et approfondir leurs recherches, pour renouveler leur engagement commun devant le monde et, surtout, pour invoquer la paix auprès de Celui qui seul peut la donner aux hommes.
Face à cet événement, notre Église locale, participante à la communion catholique et, en son sein, porteuse en Occident de sa propre tradition - dont le rite liturgique qui porte le nom d'Ambroise est un signe précieux - ressent vivement la joie d'accueillir les pèlerins de la paix, tout en trouvant dans sa propre identité d'Église latine ouverte vers l'Orient les raisons d'un service efficace et choral à la communion. Nous adressons donc notre "Bienvenue à Milan !" à tous les participants, tout en souhaitant que cette nouvelle rencontre puisse renforcer et faire grandir cet esprit de solidarité et de collaboration entre les croyants, si précieux et irremplaçable pour notre époque. Je voudrais rappeler les paroles que l'archevêque Pietro Rossano - un grand homme de dialogue, décédé il y a deux ans, et qui dès le début a souhaité et travaillé pour ces rencontres - a adressées aux représentants religieux lors de la rencontre internationale de Varsovie en 1989 : "Un signe, nous voulons être, de la nécessité d'un horizon de transcendance pour l'homme dans les sociétés actuelles (...). Nous sommes conscients que la religion en elle-même est une force faible. Il est étranger aux armes, à l'argent, au pouvoir politique. Mais elle possède la force de l'esprit qui peut la rendre forte, invincible et finalement victorieuse. Nous croyons pouvoir dire que "la sainteté sauvera le monde". En souhaitant un travail fructueux à la Communauté de Sant'Egidio, aux responsables du diocèse et à tous ceux qui travaillent depuis un certain temps à la préparation de l'initiative, je souhaite la collaboration généreuse de tous les croyants et des hommes de bonne volonté pour le plein succès de la rencontre de septembre. Que Milan s'offre cette année et à l'avenir comme un signe de solidarité, de cohabitation et de paix pour tous les peuples !
 
Carlo Maria Card. Martini, archevêque de Milan