Réflexion du Cardinal Walter Kasper sur l'avènement d'un nouvel humanisme spirituel, parmi les écrits en l'honneur d'Andrea Riccardi "Nel mare aperto della storia"

texte publié dans le journal Avvenire

Extrait de la contribution du cardinal Walter Kasper sur l'avènement d'un nouvel humanisme spirituel, publiée dans les études en l'honneur d'Andrea Riccardi, un ouvrage intitulé "Nel mare aperto della storia" (Dans l’océan de l'histoire)

Quiconque fait une recherche sur Internet se rend vite compte que l'expression "humanisme spirituel" est très répandue et qu'elle a des significations et des connotations différentes. Le concept de spiritualité est apparu au XVIIIe siècle dans le sens d'une forme de vie spirituelle guidée par l'esprit de Jésus-Christ. Plus tard, ce mot a trouvé une extension de son sens religieux et même séculier. On va d'un humanisme spirituel séculier athée, souvent agressivement anti-chrétien, chez Joachim Kahl (qui est devenu une référence importante pour l'Union Humaniste rassemblée sous le nom de Giordano Bruno) et Richard Dawkins, un pionnier du nouvel athéisme, à un humanisme spirituel confucéen chez Tu Weiming, qui attribue ce terme au philosophe indien Ramachandran Balasubramanian. À ceux-ci s'ajoutent l'humanisme socialiste, qui prône l'abolition de l'aliénation et la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme, et le spiritualisme féministe qui, dans sa forme post-chrétienne, fait référence à l'énergie vitale féminine dans le cycle du cosmos, tandis que dans sa forme chrétienne, il fait référence aux figures féminines bibliques significatives et au mysticisme féminin. Enfin, il y a le patchwork de l'humanisme religieux, qui assemble sans critique des pièces de différentes religions, parfois archaïques, et a parfois transformé le terme "spiritualité" en un mot vide de sens qui signifie tout et rien, afin de chasser les modes. [...] Après 1968, il y a eu un débat fondamental sur l'humanisme pratique et socialement engagé. [...] Les étudiants voulaient prendre au sérieux l'expérience, fondamentale pour la postmodernité, du malaise causé dans le monde occidental éclairé par l'échec des systèmes de pensée idéalistes et de la foi moderne dans le progrès. Avec leur critique radicale du système, comme l'appelaient les étudiants qui se rebellaient, ils voulaient forcer la roue de l'histoire à tourner et s'émanciper de toute pensée humaniste occidentale. Ils ont bouleversé sa logique. La pratique n'aurait plus à suivre la vision de la vérité, mais la vérité devrait émerger de la pratique révolutionnaire. Une telle émancipation totale de la tradition et de toute autorité, comme le souligne Olivier Clément, ne pouvait que conduire à un nihilisme chaotique et souvent violent. 

En cette année 1968 fort troublée, Andrea Riccardi, encore étudiant, a commencé, avec d'autres jeunes, à lire la Bible dans l'esprit de Vatican II et à en tirer des conclusions complètement différentes. L'Évangile aussi parle de faire la vérité. Seuls ceux qui font la vérité viennent à la lumière (Jn 3, 21). La vérité n'est pas une notion abstraite, mais la personne de Jésus-Christ (Jn 14, 9). Sans lui, nous ne pouvons rien faire (Jn 15, 5). Selon Henri de Lubac, le paradoxe de l'homme s'exprime dans ces affirmations bibliques. L’homme ne peut pas atteindre le maximum de sa vie et de ses aspirations par ses propres forces, car tout dépend du don de la grâce. Pour la Communauté de Sant'Egidio, la devise bénédictine Ora et labora, la prière et le travail ou, comme nous voulons le dire, la lutte et la contemplation, sont donc devenus fondamentaux. Avec cette Ora et labora, les fils de Benoît de Norcia ont construit la culture de l'Europe. Après les catastrophes du XXe siècle, l'Europe ne peut avoir un nouvel avenir que sur la base de la prière et de l'engagement humain. [...] À ce stade, nous pouvons faire un pas de plus et creuser davantage. Notre situation nous confronte à la nécessité de repenser, d'adopter une nouvelle façon de penser (en grec metanoia) et une correction fondamentale de la trajectoire (en hébreu shub) à laquelle Jésus a appelé ses contemporains et les gens de tous les temps, y compris le nôtre : "Convertissez-vous et croyez" (Mc 1, 15). Le pape François a décrit cette conversion fondamentale de manière très vivante, notamment dans le sixième chapitre de son encyclique Laudato si’ de 2015, dans lequel il parle d'une nouvelle spiritualité écologique. Nous ne pourrons pas maîtriser la crise dans laquelle nous nous trouvons uniquement avec des améliorations et des innovations économiques et technologiques, aussi nécessaires soient-elles. Même les mesures que nous employons pour la surmonter sont soumises à la dialectique du progrès. Personne ne peut garantir que ces mesures bien intentionnées ne seront pas soumises à des effets secondaires négatifs imprévus, graves et à long terme. Il se pourrait bien que nous chassions le diable avec Béelzéboul. Le progrès économique a entraîné une dépendance aux biens et une injustice qui crie vers le ciel à cause de l'inégalité entre le très petit nombre de très riches et les innombrables très pauvres. Cette injustice qui crie vers le ciel est une menace gigantesque pour la paix dans le monde. La cupidité crée un consumérisme qui veut acquérir le plus de biens possibles afin de les consommer, d'en profiter et ensuite de les jeter. Une telle société du déchet est un immense scandale. Elle se moque de ceux qui n'ont rien et n'ont donc rien à jeter. Nous leur enlevons leurs biens, mais leur laissons cyniquement nos déchets. Notre avidité, qui détruit la réalité de la création, nous rend pauvres nous-mêmes. Car perdre sa liberté pour posséder des biens rend dépendant et vide intérieurement. Avoir plus conduit à être moins. Toutefois, la devise devrait être : être plus qu’avoir. Au lieu de juger chaque chose par son usage et son utilité, nous devrions redécouvrir la valeur intrinsèque des choses ainsi que la dignité inviolable des personnes et réapprendre l'ancienne vertu romaine de la pietas, l'attitude de crainte envers le monde et les gens. 

Cela signifie qu'après toutes les vagues de sécularisation et l'utilisation technique de la réalité, nous devons redécouvrir le sacré d'une manière nouvelle. Ce n'est pas simplement une réalité de l'autre monde, elle se manifeste dans la réalité. En fin de compte, ce sont les personnes merveilleusement inaccessibles et inutilisables dans la réalité du monde et des gens qui attirent et fascinent, mais qui en même temps nous échappent, nous tiennent timidement à distance et préservent ainsi notre liberté intérieure. Le sacré a été défini à juste titre comme un mysterium tremendum fascinosum, comme un secret majestueux mais attrayant. Sa redécouverte nous ramène aux racines de l'humanisme spirituel. En tant que chrétiens, nous pouvons trouver Dieu en toutes choses (Ignace de Loyola) et dans le sacrement du frère (Hans Urs von Balthasar), dans les autres, surtout dans les pauvres et les nécessiteux, pour rencontrer le Dieu qui s'est fait homme en Jésus-Christ (Mt 25). Il a montré sa toute-puissance dans l'impuissance de la kénose, en s’anéantissant sur la croix (Phil 2, 6-9). Dans cette omnipotence devenue impuissante, Dieu peut tout forcer sauf nous, les hommes, puisqu'il ne peut nous forcer à l'adorer contre notre volonté. En Jésus-Christ, il veut être proche de nous et de tous les hommes avec amour, compassion et même une grande tendresse. Son honneur, c’est l'homme vivant. Qu'est-ce donc que l'humanisme spirituel au sens chrétien du terme ? L'humanisme chrétien appelle à une profonde conversion, conduisant à une redécouverte du sacré et du caractère sacré dans le monde, en particulier le caractère sacré de chaque personne humaine. Il nous invite à une nouvelle vision cosmique de Jésus-Christ et à rencontrer Dieu en Jésus-Christ, qui est devenu un homme faible, en nos frères et sœurs faibles avec une compassion active et un amour préférentiel. Nous pouvons aussi dire : l'humanisme spirituel est une mystique non pas des yeux fermés au monde et à sa misère, mais une mystique des yeux ouverts, qui nous conduit à vivre les mains ouvertes et à courir vite, en collaborant à une nouvelle civilisation de l'amour. Bien sûr, nous n'arriverons jamais au terme. Mais la sagesse du Talmud enseigne que "Celui qui sauve un homme sauve le monde entier".

Texte paru dans l’Avvenire, 27/01/2021

[Traduction de la rédaction]