Marco Impagliazzo : « Celui qui donne du pain change le monde »

Prédications de Spoletto, 5. Marco Impagliazzo réfléchit sur le Notre Père : « la valeur de la solidarité ». Avvenire, 9 juillet 2017

La demande qui nous donne matière à réflexion est la plus naturelle et la plus simple parmi celles que contient la prière enseignée par Jésus aux disciples. Benoît XVI l’a bien saisi, quand il a affirmé : « la quatrième demande du Notre Père nous apparaît comme la plus “humaine” de toutes. Le Seigneur, qui oriente notre regard sur ce qui est essentiel, sur l’unique chose nécessaire, connaît pourtant aussi nos nécessités terrestres et les reconnaît. Lui, qui dit à ses disciples : “Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez” (Mt 6, 25), nous invite toutefois à prier pour notre nourriture et à transmettre ainsi notre préoccupation à Dieu ». Jésus a vécu dans ce monde méditerranéen où le pain est si riche de signification dans l’alimentation et dans la vie quotidienne. C’est l’aliment de base du régime de la majeure partie des populations de la Méditerranée : souvent la base sur laquelle on met les condiments ou d’autres aliments, l’élément essentiel pour les régimes alimentaires les plus pauvres. Si le pain est à ce point présent dans l’Ecriture c’est qu’il était très présent dans la culture et dans la vie quotidienne. Pour le monde juif, le pain était assurément la nourriture essentielle. Pour d’autres cultures il n’en est pas ainsi. Nous devrions plutôt parler de riz ou d’autres aliments de base. Dans notre culture et dans notre régime alimentaire d’Européens, le pain est très important. Le pain est un aliment pauvre, en plus d’être un aliment de base ; il est un soutien à l’existence concrète de chacun. […] La mondialisation nous met rapidement au courant des nouvelles du monde entier. On sait beaucoup de choses rapidement : la faim des terres lointaines, les difficultés, les besoins. Les images de la douleur nous parviennent. Les sociétés européennes sont-elles capables de penser en termes de partage ? Ou bien tout ce qui est destin commun finit par être vu comme un joug ? La quatrième demande du Notre Père restitue le sens minimal de la fraternité selon lequel le pain au moins, le pain de ce jour au moins, doit être mis en commun. Pas les grands investissements, pas les grandes stratégies. Pas les visions de l’avenir, pas les programmes de longue durée. Mais au moins le pain. Le pain pour aujourd’hui. Nous vivons à une époque où le pain des autres intéresse relativement peu : nous vivons sans doute une saison où changer le monde n’est plus à la mode. Mais l’évangile nous aide à nous mettre en chemin sur une nouvelle route. C’est le chemin du Maître, qui ne passa pas avec indifférence devant les malades, les lépreux, les affamés, devant les larmes des femmes et la douleur des hommes. Qui sauve une vie fragile change le monde. Qui donne le pain change le monde.

Avvenire, 9 juillet 2017

La mondialisation en cours ne signifie pas automatiquement une prise de responsabilité globale. Loin s’en faut. C’est à nous de faire un choix. C’est à nous de vivre cette mondialisation du cœur que le Notre Père enseigne. L’Eglise, communion universelle, possède la mondialisation dans ses chromosomes. Mais il faut élargir la solidarité. La distance ne nous condamne pas à l’indifférence. Là est la question ! Il y a cinquante ans, le 9 février 1966, Paul VI lança un grand appel contre la faim en Inde, où il s’était rendu et d’où il est revenu très marqué : « Nous nous sommes souvenus du miracle de la multiplication des pains ! Nous n’avons pas en réalité la vertu prodigieuse du Christ de faire jaillir des pains de nos mains impuissantes… Mais nous avons pensé que le cœur des bons peut réaliser ce miracle… personne ne peut dire aujourd’hui : je ne savais pas. Et, en un certain sens, personne aujourd’hui ne peut dire : je ne pouvais pas, je ne devais pas. La charité tend à tous sa main. Que personne n’ose répondre : je ne voulais pas ! »

Que celui qui a appris à dire : « Donne nous aujourd’hui notre pain de ce jour », réfléchisse sur chacune de ces paroles de Paul VI : « je ne pouvais pas », « je ne devais pas » ou « je ne voulais pas » ! Dans ce monde global les chrétiens peuvent être une réserve d’humanité et la prophétie d’un monde où celui qui est loin n’est pas sans visage et sans parole. Nous sommes partis d’une tentation et d’un rêve. Le rêve d’hommes qui vivaient sur une terre porteuse de nombreuses pierres arides et de peu d’épis… La tentation de l’Adversaire de Jésus : « Dis que ces pierres deviennent des pains ». En réfléchissant sur le Notre Père, nous découvrons un autre rêve : celui de Dieu. Le rêve de grandir et de devenir des hommes qui mettent en commun le pain, chaque jour.

[…] Donner le pain quotidien. Il faut élargir la solidarité. Il est nécessaire de garder vivante la mémoire de celui qui souffre, de montrer les voies possibles à nos concitoyens pour être solidaires, pour développer la culture de la solidarité dans nos pays. Je pense à mouvement d’intérêt pour les adoptions à distance, capables de créer un rapport de personne à personne. Le mouvement d’intérêt pour les couloirs humanitaires, grâce auxquels les vies de tant de Syriens fuyant la guerre ont été sauvées des trafiquants d’êtres humains. Malgré la crise, on ne peut pas cacher qu’il existe en Italie une générosité, révélatrice de la volonté de nos concitoyens d’aider ceux qui sont loin. Nous devons montrer qu’il y a des voies qui rendent possible la solidarité : il est possible d’aider à avoir le pain, la parole et la paix. Les gens cherchent à aimer. Celui qui cherche à aimer, cherche aussi sans le savoir celui qui est l’amour.

La distance ne nous condamne pas à l’indifférence. L’amour nous rend proches de ceux qui souffrent. Les chrétiens, dans ce monde globalisé, sont appelés à avoir une spiritualité ouverte à l’universel, sans oublier certes ceux qui sont proches. Et il n’y a pas d’universalité meilleure que la participation aux douleurs de ceux qui sont pauvres ou qui souffrent. C’est le sens de l’appel lancé par Paul VI contre la faim en Inde.

Les chrétiens sont ceux qui ne disent pas : je ne pouvais pas ou je ne devais pas ou je ne voulais pas ! Dans ce monde global, ils peuvent être une réserve d’humanité et la prophétie d’un monde où celui qui est loin n’est pas sans visage et sans parole. C’est un monde où le lointain se fait proche, alors que tant de ponts sont jetés, faits de la solidarité du pain, de la parole, de la paix, au-dessus de l’abysse de distance, d’indifférence, d’incompréhension, qui divise les peuples. L’indifférence élargit les abîmes. La charité tend sa main à tous et ainsi, imperceptiblement – comme le mouvement tellurique – rapproche les mondes.

Pour conclure, je voudrais citer un grand philosophe russe, Nicolas A. Berdiaev, qui en un certain sens résume avec profondeur la question abordée : « Le pain est pour moi une question matérielle ; mais le pain pour mon prochain, pour les hommes du monde entier, est une question spirituelle et religieuse. La société doit être organisée de manière à ce qu’il y ait du pain pour tous ; alors seulement la question spirituelle se posera à l’homme dans toute son essence profonde ».

Marco Impagliazzo

Avvenire, 9 juillet 2017