Souvenons-nous de Jerry Masslo. Un éditorial de Marco Impagliazzo dans « Avvenire »

Il y a trente ans, toute l’Italie s’était arrêtée, émue par le meurtre commis sur un immigré. Âgé de 29 ans, Jerry-Essan Masslo, qui avait fui l’Afrique du Sud de l'apartheid, était né dans le même bantoustan que Nelson Mandela. Il a été tué à Villa Literno, où il travaillait comme ouvrier saisonnier, dans la nuit du 24 au 25 août 1989. À cette époque, l'immigration ne faisait pas la une des journaux. Le solde migratoire était positif depuis les années Soixante déjà et l’Italie était devenue une terre d’immigration. Il n’y avait aucune agitation autour des phénomènes migratoires. Cette époque semble à des années-lumière d’aujourd’hui, à l’heure où l’on parle continuellement d'immigration et sur un ton alarmiste. Jerry était arrivé à Rome en 1988, hôte de la Communauté de Sant’Egidio dans le Transtevere. Avant d’entreprendre un long voyage vers l’Europe, il avait conduit son épouse et ses deux filles en Zambie, parce qu’il craignait qu’elles ne fussent en danger dans l’Afrique du Sud raciste. En effet, un autre de ses enfants avait été tué, victime d’une balle perdue au cours d’une manifestation pour les droits des noirs. Jerry rêvait d’aller au Canada avec sa famille. L’Italie constituait une étape intermédiaire, dans l’attente du visa. À Rome, il avait trouvé accueil et amitié.
Il voulait travailler. Aussi se rendit-il à Villa Literno pour la cueillette des tomates durant la saison estivale. Cette année-là, le bruit s’était répandu que la récolte serait abondante et le nombre de demandes pour un emploi à la journée avait augmenté. Ainsi, les propriétaires des champs, profitant de l’abondance de main d’œuvre, avaient baissé les salaires, qui étaient déjà misérables, payant 800 lires un cageot de 23 kg. L’exploitation était manifeste et les saisonniers, pour réduire leurs dépenses, dormaient amassés dans les hangars, véritables baraques, dans des conditions d’hygiène déplorables. Aujourd’hui encore, malheureusement, les travailleurs saisonniers, souvent étrangers, sont souvent soumis à de semblables situations d’exploitation.
La nuit du 24 août, quatre jeunes de la région, armés, firent irruption dans la baraque dans laquelle dormait entre autres le jeune Sud-Africain, dans le but de voler les saisonniers. Certains tentèrent d’opposer de la résistance et les voyous tirèrent, blessant deux personnes et tuant Jerry. Ce n’était pas le premier acte de violence contre des saisonniers africains dans la plaine de Campanie. Ce n’était pas non plus le premier meurtre. Pourtant, à la différence ce qui était arrivé par le passé pour des épisodes analogues, aussitôt tombés dans l’oubli, l'homicide de Jerry Masslo se transforma en affaire. Probablement, parce qu’il s’agissait d’un Sud-Africain qui fuyait le racisme et qui avait été tué en Italie en raison d’une violence à laquelle le racisme n’était pas étranger. Sans doute aussi car il était connu dans le monde associatif et son histoire a été divulguée. Ce n’était pas un homme sans nom et sans visage.
L'Italie s’émut face à ce qui lui était arrivé. Il y eut une telle indignation qu’une grande manifestation antiraciste fut organisée à Rome, la première du genre. Les obsèques de Jerry furent retransmises en direct par la RAI et vit la participation des représentants des institutions, dont le vice-président du Conseil des ministres, Claudio Martelli. Le président de la République, Francesco Cossiga, envoya à Sant'Egidio un télégramme officiel de condoléances. Pour la première fois, l’attention se porta sur les travailleurs immigrés et sur leurs droits : ils sortirent de l’ombre, leurs problèmes firent l’objet de discussions au niveau national.
Martelli lui-même, dans le sillage de l’affaire Masslo, insista pour lancer une loi sur l’immigration, celle qui porte son nom, approuvée en février 1990. L'Italie, en retard par rapport à d’autres pays européens, se dotait d’une loi organique sur ce sujet. À côté des mesures prises pour réguler les flux d’entrée, des dispositions légales applicables au séjour et à la lutte contre l’immigration irrégulière, cette loi établissait des règles pour protéger les travailleurs étrangers et un acte de régularisation pour les travailleurs en situation irrégulière. Manquait néanmoins à cette loi une incitation à l’intégration. On avait peine (et c’est encore le cas aujourd’hui) à considérer l’immigration pour ce qu’elle est réellement : un phénomène structurel de notre temps, qui doit être traité par des politiques et des lois prévoyantes.
Se souvenir de l’histoire de Jerry Essan Masslo, trente ans après les faits, c’est honorer la mémoire d’un jeune immigré en quête d’un avenir meilleur, mais c’est aussi rappeler qu’il est possible de se laisser interroger par une histoire personnelle, de réfléchir sur l’immigration et de penser à des solutions à long terme. Si l’on prend le temps de réfléchir calmement sur l’immigration, on se rend compte que tant de choses qui sont considérées à présent comme « normales » ne le sont pas du tout.
L'agression verbale (et de plus en plus souvent aussi physique) contre les migrants n’est pas normale. Interdire à un jeune l’accès à une plage du fait de la couleur de sa peau n’est pas normal. Il n’est pas normal que les migrants sauvés par les ONG en mer Méditerranée soient considérés seulement comme un enjeu politique, comme s’ils n’étaient pas des femmes, des hommes et des enfants. Il n’est pas du tout normal que l’on ne s’émeuve plus du sort des tout-petits qui devraient toujours être protégés.
Jerry, comme tant d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, était un immigré, mais surtout un homme persécuté par un régime injuste, à la recherche d’un lieu où vivre en paix avec les siens.

[Marco Impagliazzo]

Article paru sur l'Avvenire [IT]

Traduction de la rédaction