Andrea Riccardi : « Le pas en avant à l’endroit des chiites, l’ouverture à tous les musulmans : c’est ainsi que François renforce le dialogue » [Corriere della sera]

En l’espace de quelques années, les relations entre le Vatican et les sunnites se sont inversées et offrent un nouvel horizon

 

Le voyage du pape François en Irak met en évidence la nouvelle réalité des relations entre catholiques et musulmans, malgré la persistance d’expressions de violence.
Ces relations n’ont jamais été aisées, même après l’ouverture du dialogue voulue par le concile Vatican II, du fait notamment qu’à partir des années Soixante le monde musulman se trouve davantage sur le devant de la scène. Ensuite, à partir de 1979, avec le retour de Khomeini en Iran, s’affirme une « théologie de la libération » islamique, qui s’est déclinée et répandue sous différentes formes et liée à la radicalisation chez les sunnites. L’islam traditionnel est ébranlé dans de nombreux pays par les religieux intégristes qui se sont formés en Arabie Saoudite à l’école wahabite.
Convaincu que la relation avec l’islam était décisive, Jean-Paul II a œuvré à la rencontre avec les responsables musulmans. Il lança à Assise en 1986 une rencontre originale de prière interreligieuse, dans laquelle les musulmans constituaient l’une des religions présentes. Le 11 septembre 2001 sembla néanmoins confirmer que la réalité des relations entre christianisme/Occident et islam consistât davantage dans le choc des civilisations, prédit par Huntington, que dans le dialogue. Or Karol Wojtyla n’acceptait pas ce constat : il organisa en 2002 une autre rencontre dans l’esprit d’Assise et s’opposa à la guerre occidentale contre l’Irak.

Sa ligne ne faisait pas l’unanimité dans le monde catholique où l’on insistait sur le caractère résolument belliqueux de l’islam, ce que la diffusion du radicalisme islamique semblait confirmer. En 2006, le discours prononcé à Ratisbonne par Benoît XVI (qui citait un jugement sévère byzantin sur Muhanunad) déchaîna une réaction musulmane dure, qui s’accompagna même de violences, notamment le meurtre de deux prêtres en Irak. C’est un climat d’opposition qui régnait alors confirmant la thèse de l’incompatibilité, en dépit des tentatives du pape Ratzinger en faveur de la pacification.
Aussi les débuts de François ne furent-ils pas aisés. La plus grande institution musulmane sunnite, l’université Al-Azhar, guidée par le grand imam Al Tayeb (qui cherchait à la conduire vers des positions indépendantes de l’État et moins nationales), déclara la muqata’a, c’est-à-dire l’embargo sur les relations avec l’Église. La prière, convoquée par François en 2013, pour éviter l’escalade de la guerre en Syrie, constitua un signal. Mais les relations étaient tendues au point que la visite de Al Tayeb à Rome (ardemment souhaitée et obtenue au prix de diverses intermédiations) n’intervint qu’en 2016. La contre-visite fut rendue, un an après, par le pape au Caire. Là-bas, le chef musulman lui donna le nom de « frère » et organisa autour de lui une rencontre de représentants religieux, même juifs, lors de laquelle il a été question du lien entre religion et violence.
Les modalités de la rencontre interreligieux pénétraient jusque dans l’islam, tandis que Al Tayeb prenait le statut de référence plus universelle dans le monde musulman. Il a su interpréter, dans l’orthodoxie musulmane et avec une sensibilité liée à la tradition soufie, le sentiment d’une bonne partie des musulmans, mal à l’aise devant l’identification avec le terrorisme et Daesh.
Des relations entre le Vatican et Al Azhar naît le document sur « La fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune », qui affirme la condamnation de la violence au nom de la religion, mais aussi la liberté religieuse, le dialogue, la pleine citoyenneté des minorités. Nous voyons ainsi s’offrir aux musulmans une plateforme leur permettant de prendre leurs distances vis-à-vis du radicalisme et d’établir une relation positive avec le monde. Il ne s’agit pas de dialogue théologique, mais de collaboration sur des thèmes, dont certains seront repris par le pape dans l’encyclique Fratelli tutti, qui va jusqu’à citer le grand imam.
En l’espace de quelques années, les relations entre le Vatican et les sunnites se sont inversées et offrent un nouvel horizon aux musulmans, désireux de se soustraire à l’ombre du djihad terroriste qui, par ailleurs, continue d’être une alternative en expansion dans différents pays, dont des pays africains.
Au cours de son voyage en Irak, François accomplit un premier pas vers les chiites, en visitant leur plus grande ville saint, Najaf, et en rendant visite au grand ayatollah Al Sistani, la plus haute autorité chiite. Contrairement à ce qu’il en est chez les sunnites, il existe chez les chiites une hiérarchie représentative et l’on pratique en Irak (à la différence des chiites iraniens) une certaine séparation entre religion et politique. Parmi les messages adressés au pape, il en est un qui se détache à Najaf : « Vous êtes une partie de nous, nous une partie de vous ».
L’initiative de la visite a touché les chiites, majoritaires en Irak. Quant aux chiites iraniens, ils la suivent avec intérêt. Ainsi se complète le contact du pape François avec les différentes traditions musulmanes. De nombreux problèmes restent ouverts, mais, en l’espace de quelques années, un changement décisif s’est produit dans les relations avec l’islam, un monde au si nombreux visages.

Andrea Riccardi, Corriere della Sera

[traduction de la rédaction]