Sant'Egidio, fille de 1968 et de Vatican II

MAI 68 ET LES CHRÉTIENS
propos recueillis par Marie-Lucile Kubacki publié le 25/04/2018

Il y a 50 ans, Andrea Riccardi fondait, à Rome, la communauté de Sant'Egidio, en plein bouillonnement européen de 1968. Pour La Vie, il revient sur cette expérience.

Vous aviez 18 ans en 1968 : quel souvenir gardez-vous de cette année ?

J'étais comme bien d'autres, immergé dans un climat nouveau : tous pris par le désir de changer le monde. Il y avait beaucoup d'audace parmi les jeunes de Mai. Ils ne se contentaient plus du monde comme il était. Cette insatisfaction, cette audace m'ont marqué, moi et mes amis. On ne voulait pas conserver une société injuste. Mais j'ai vu aussi de nombreux jeunes tomber dans la violence et toute une génération s'acheminer de manière ambiguë vers le terrorisme. Nous, on n'était pas pour ou contre 1968 : mais juste dans ce climat d'attente, de changement. En même temps, pour moi et les amis du début, une chose était claire dès le départ : pour changer le monde il fallait commencer par soi-même. Et là, l'appel du Concile a joué aussi : une Église de l'aggiornamento, qui s'ouvrait, qui éprouvait plus de sympathie pour le monde. Je n'ai lu les documents de Vatican II que plus tard mais le souffle, on le sentait déjà.

Il y a 50 ans, vous fondiez Sant'Egidio : que cela signifie-t-il pour la communauté d'être « fille de 1968 et Vatican II » ?

Précisément, c'était ce sens de l'ouverture d'une Église qui auparavant vivait un peu bloquée dans le passé. Le message aux jeunes du Concile est clair en cela : prenez vos responsabilités. Le Concile nous a permis d'initier une communauté en dehors des structures traditionnelles de l'Église (paroisse, action catholique ou autres...). On avait la sensation que l'on pouvait être église nous-mêmes : bien sûr à l'intérieur de l'Église de Rome mais autrement, en rapprochant l'Évangile à la vie. Mon idée était qu'il fallait commencer à partir de l'amitié avec les pauvres. Mais tout cela au début n'était qu'intuition : je ne crois pas aux mythes du commencement. Beaucoup est venu après, en écoutant l'Évangile. « Divina eloquentia crescit cum legente » (la parole de Dieu grandit avec celui qui la lit), disait Grégoire le Grand. Il fallait écouter, lire l'Évangile dans l'Histoire, fidèlement : c'est ce que nous avons fait. Nous nous sommes laissé conduire.

On avait la sensation que l'on pouvait être église nous-mêmes : bien sûr à l'intérieur de l'Église de Rome mais autrement. Y avait-il un caractère protestataire dans votre démarche ?

Nous n'avons jamais fait dans la dénonciation. À cette époque il y avait des groupes catholiques qui contestaient l'Église officielle : les chrétiens de la dissension, comme on disait chez nous. Mais j'ai toujours trouvé cela un peu déplacé : si tu veux changer le monde, commence par toi-même et non par protester ou par te chercher un ennemi. L'Église était quand même notre mère. Même si on la voyait vieille, dépassée, c'était notre mère ! D'elle nous avait été transmis l'Évangile. Pour autant, cela ne signifie pas qu'à Sant'Egidio nous n'avions pas nos convictions, fortes même. Et puis, j'ai vite compris que de la dénonciation à la renonciation, il n'y a qu'un pas. D'ailleurs c'est ce qui est arrivé aux catholiques contestataires : ils ont tous été engloutis par la vague marxiste, qui ensuite s'est brisée elle-même. À la fin, il n'en reste rien. En revanche, nous avons mis au centre de notre vie l'Évangile, qui nous disait - cela, on le comprenait au fil du temps - de sortir de nous-mêmes, qui nous parlait de « ma » conversion. Nous avons surtout cru en la force de la prière. Sant'Egidio est avant toute chose une communauté qui prie. Giorgio La Pira, le maire « saint » de Florence (la cause pour sa béatification est engagée, ndlr), disait : « La prière a une force historique. »

À quoi l'année 1968 ressemblait-elle en Italie ?

C'était comme en France mais avec une coloration plus marxiste et communiste traditionnelle. Chez nous il n'y a presque pas eu de « mao », ni de « mao-spontex », ni même de trotskistes ou de lambertistes. Il y avait moins d'intellectualisme et plus d'influence (pour ou contre) du communisme ordinaire à cause de la grande présence dans le pays du PCI. Notre Parti communiste de l'époque était incontournable, qu'il s'agisse de le critiquer ou de le rejoindre. Le Parti communiste, c'était la maison de vie de millions d'Italiens...

La vie des extrêmes en ce sens a été toujours plus difficile chez nous. Les Italiens les ont toujours appelés « extra-parlamentari », hors du Parlement, avec un peu de dédain. Et, en plus, la résistance, la lutte contre les nazis-fascistes, en ces années, était encore un mythe fort, que le PCI ne laissait à personne. Peut-être cette dialectique plus ficelée, plus dure, est-elle une des raisons de l'essor des Brigades rouges et des autres terroristes « rouges ». Cela aussi fait la différence de notre post-1968 avec les autres : nous avons eu en Italie une véritable guerre, avec des centaines de morts. Une chose unique par rapport aux autres pays d'Europe. Cela a été un choc profond et de longue durée dans la société.

Je pense que sans Vatican II, l'Église – trop rigide – aurait eu beaucoup plus de mal à faire face à l'Histoire qui s'est déroulée après. L'année 1968 a-t-elle marqué un tournant pour l'Église ?

Le vrai tournant a été le Concile. Mai 68 est arrivé après et a rendu les choses plus compliquées, même s'il a donné aux jeunes un certain courage, l'audace dont je parlais. Il y a eu beaucoup de relectures de l'effet du Concile, dont la vague longue se poursuit encore. Je pense que sans Vatican II, l'Église – trop rigide – aurait eu beaucoup plus de mal à faire face à l'Histoire qui s'est déroulée après. Pensez seulement au défi de l'hyperlibéralisme et sa sécularisation, puis à la fin de la guerre froide et la chute du Mur de Berlin, le vide de sens laissé par le communisme réel, la revanche de Dieu et l'avènement de l'islam, le dialogue avec les autres religions et maintenant pensez à la flambée des nationalismes souverainistes... Le Concile a redonné à l'Église le courage pour faire face à tout cela. Pour faire face à l'Histoire.

Les catholiques sont partagés entre, d'un côté, ceux qui exaltent 1968 comme moment de renouement de l'Église et du monde, même si pour ces derniers, l'élan est « gâché » par Humanæ vitæ, et, de l'autre côté, ceux qui voient 1968 comme le top départ du déclin...

En réalité aucun n'a raison. D'une part, certainement le Concile a libéré beaucoup de ressources spirituelles et lorsque cela arrive (c'est l'histoire de l'Église !), il y a toujours une espèce de désordre créateur. Cela peut faire peur à ceux qui sont habitués au train-train... Les fruits du Concile ne sont pas encore tous là, on en verra venir d'autres. Il faut s'inscrire dans la longue durée. Et là, il y a un décalage naturel avec le monde : ses temps ne sont pas les mêmes, surtout actuellement où les temps de la postmodernité sont si courts.

D'autre part, l'Église ne se fait pas dicter l'agenda par le monde : elle est en même temps semper reformanda et intransigeante ; elle est ouverte sur le monde mais liée à l'Évangile éternel. Son problème est moins de s'adapter que de s'inscrire dans l'Histoire comme elle vient. L'Église ne suit pas les temps, ne se modèle pas sur eux : elle cherche à repérer les signes des temps.

Il y a comme un paradoxe européen en 1968 : à l'Est et à l'Ouest, on assiste à des rassemblements populaires pour plus de libertés. Et en même temps l'Europe est divisée car la liberté prend un sens différent, selon que l'on se trouve à Paris ou à Prague...

Certainement ce qui se passait à l'Est n'était pas la priorité pour les jeunes de 1968 à l'Ouest. En Occident, Mai 68 a débouché sur une quête individuelle de bien-être, on est passé vite du maoïsme au freudo-marxisme et ensuite aux recherches liées à un Orient imagé, celui de l'Inde par exemple. La recherche de plus de liberté s'est enfouie dans une recherche individualiste où la demande de liberté collective qui venait de l'Est n'avait pas de place. En ce sens l'audace du début est devenue progressivement un narcissisme faussement alternatif. À l'Est, le 1968 de Prague était une manière d'humaniser le marxisme et le communisme réel. Mais cela a été vite étouffé : donc on ne savait pas ce que cette tentative allait devenir. Il y a eu peu de solidarité entre les deux 68.

Andrea Riccardi: est le fondateur de la communauté de Sant'Egidio, qui agit notamment contre la pauvreté et joue un rôle de médiation dans les crises diplomatiques. Il a été ministre de la Coopération internationale et de l'Intégration dans le gouvernement Monti, de 2011 à 2013.


[ Marie MALZAC ]