Ghosn et les naufragés de l’histoire

par Isabelle de Gaulmyn

Parfois, les actualités s’entrechoquent de manière particulièrement tragique. Le dernier lundi de décembre, Carlos Ghosn, notre nouvel Arsène Lupin national, ancien grand patron industriel accusé de détournements de fonds, préférait se soustraire à la justice d’un pays démocratique en jouant les filles de l’air dans un jet privé. Quelques jours plus tard, à des milliers de kilomètres de là, Laurent, 14 ans, se glissait dans la pénombre de la nuit africaine dans le train d’atterrissage d’un Boeing, sur le tarmac de l’aéroport d’Abidjan.

Carlos Ghosn a suscité l’admiration des médias, et pendant plus d’une semaine, rien de son odyssée ne nous a été épargné : ni les moyens, ni le trajet, ni la manière dont elle a été financée. Jusqu’à cet entretien sur une radio du service public où le nouveau héros national était présenté complaisamment par une journaliste qui ne cachait pas sa « fascination », et lui a expliqué, avec sérieux, que désormais, « pour beaucoup d’enfants du monde, il est l’homme qui a voyagé dans la malle ».

Laurent, lui, n’avait ni malle ni jet privé pour s’échapper

Je ne sais pas si beaucoup « d’enfants du monde » vont rêver le soir à Carlos Ghosn en s’endormant. À vrai dire, je leur souhaite héros plus consistant. Mais ce que je sais, c’est que Laurent n’en avait probablement jamais entendu parler. Et qu’il n’avait, lui, pas de malle pour voyager. Ni de jet privé à portée de main. Ce sont là des objets inconnus pour un gamin du quartier de Yopougon, ce bidonville immense à côté d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Un quartier populaire, où viennent s’entasser les migrants de toute la région d’Afrique de l’Ouest. Laurent, comme beaucoup de garçons de son âge, levait sans doute souvent la tête pour voir passer les grands avions d’Air France. À quoi pouvait-il donc rêver, quand il admirait les reflets du soleil sur la carlingue aux couleurs bleu blanc rouge ? À un avenir meilleur ? À un pays où les enfants ne seraient pas 115 par classe ? Où on peut devenir riche, célèbre joueur de foot, où le futur s’écrit avec les couleurs de l’espoir ? Laurent n’avait ni jet privé, ni relations dans d’autres pays. Il ne disposait que d’une petite sacoche, celle qu’il a laissée, avec son polo de sport, avant de tenter l’aventure en se glissant dans le train d’atterrissage, ce funeste soir, début janvier.

Ces hommes et ces femmes, sur les routes du monde, qui n’arrivent jamais

Laurent n’avait pas de malle pour le protéger, il a dû mourir peu après le décollage, dans le froid de l’espace aérien. Tout seul, avec son rêve d’évasion, d’Occident, de richesse. Et ce n’est qu’un petit corps d’enfant congelé, recroquevillé sur lui-même, que les agents ont retrouvé, à Roissy. Laurent n’aura pas eu droit aux unes des médias, ni suscité l’intérêt de nos grands journalistes de l’audiovisuel. Seuls quelques chrétiens, la communauté de Sant’Egidio, ont tenu à lui consacrer une veillée de prière. Dans une chapelle, à Paris, des personnes ont allumé des bougies, pour Laurent et pour tous ceux comme lui dont les rêves d’évasion se fracassent, dans la mer ou les airs. Ce sont les « naufragés de l’histoire » évoqués par le pape François, ces hommes et ces femmes, sur les routes du monde, qui n’arrivent jamais. Et dont on ne parlera pas, parce que justement, ils n’ont plus d’histoire. Laurent, petit bonhomme, de là où tu es, j’espère que tu vois voler des avions. Mais des avions autrement plus généreux, et sur les ailes desquels tu as pu trouver un peu de bonheur.

Isabelle de Gaulmyn