Scandale des Ehpad : «Pour un nouveau modèle de solidarité»

Scandale des Ehpad : «Pour un nouveau modèle de solidarité»

FIGAROVOX/TRIBUNE - Pour Valérie Régnier, présidente de Saint'Egidio-France, le scandale des Ehpad relève des pires manquements de notre société en perte de sens spirituel. Il faut changer de paradigme et recréer du lien humain entre générations, estime-t-elle.

FIGAROVOX/TRIBUNE - Pour Valérie Régnier, présidente de Saint'Egidio-France, le scandale des Ehpad relève des pires manquements de notre société en perte de sens spirituel. Il faut changer de paradigme et recréer du lien humain entre générations, estime-t-elle.

Valérie Régnier est présidente de Sant'Egidio – France. Sant'Egidio, fondée par Andrea Riccardi en 1968, est une organisation catholique internationale de type caritatif. Elle œuvre contre la pandémie dans plus de 70 pays depuis le début de la crise sanitaire. Par ailleurs, depuis Jean-Paul II et les premières rencontres d'Assise en 1986 consacrées à la guerre du Liban, Sant'Egidio s'est aussi illustrée en contribuant à la diplomatie du Saint-Siège.

Le 24 janvier Michel Mompontet révèle à la radio l'agonie tragique et solitaire de son ami le photographe René Robert, à l'âge de 84 ans, abandonné, après une chute, au froid meurtrier dans l'indifférence générale. Deux jours plus tard, le 26 janvier, Victor Castanet dévoile dans son livre-enquête, Les Fossoyeurs ; le scandale de la «silver economy» en révélant les pratiques présumées du groupe privé Orpea, leader mondial de la gestion des Ehpad.

Depuis, l'émotion est générale. Et salutaire. Ces interventions courageuses ont suscité un réflexe d'humanité devant l'inhumanité d'une société qui semble gagnée par l'idolâtrie du profit, le culte de l'apathie et, selon la formule prophétique du pape François, la «culture du rebut». Or, parmi les premières victimes de cette tentation figurent les personnes âgées, fragiles et vulnérables, menacées dans leurs droits fondamentaux aux soins, à la dignité et même à la vie.

Le choix politique de construire des Ehpad pour résorber l'augmentation du nombre de nos aînés date des années 1980. C'est un choix d'exclusion sociale. C'est aussi un choix de contrainte antidémocratique. C'est enfin un choix aux conséquences mortifères.
Valérie Régnier

Le choix politique de construire des Ehpad pour résorber l'augmentation du nombre de nos aînés date des années 1980. C'est un choix d'exclusion sociale. C'est aussi un choix de contrainte antidémocratique. C'est enfin un choix aux conséquences mortifères. L'évidence est là : nos concitoyens ne veulent pas aller en Ehpad mais aspirent à vieillir chez eux et le quasi-monopole de ce type d'institutionnalisation nuit à la liberté de tous, fossé terrible que ne comblera pas l'invention de l'Ehpad «inclusif du futur» habilement marketé par les entrepreneurs de toujours. Réaffecter le milliard et demi d'euros que le plan France Relance entend dédier à ce système dans le maintien à domicile et l'habitat partagé serait un début. Il s'agit aussi et surtout de savoir comment nous voulons collectivement répondre aujourd'hui à la souffrance de la solitude de nos anciens pour faire société demain.

La rupture des liens sociaux et familiaux, l'effacement des corps intermédiaires tels que les églises, les syndicats et autres communions électives, l'affaiblissement des relations interindividuelles mais aussi de tout ordre dans une société de plus en plus liquide, placent les agents étatiques, territoriaux, judiciaires, tutélaires, les personnels de santé et les associations caritatives devant des situations impossibles qui les condamnent à une gestion concentrée, de masse, toujours plus aggravée par la mutation démographique en cours.

Une transition anthropologique est donc impérative. Elle ne se décrète pas. Mais elle peut être accompagnée. Or elle se vit déjà à la base, partout où des citoyens ordinaires se tournent vers l'accueil des fragilités, conscients que nos aînés peuvent nous aider à redessiner la ville de demain, en développant les relations de voisinage et en réduisant les solitudes parallèles notamment des jeunes étudiants ou professionnels. Il faut assumer et soutenir ces dynamiques naissantes. Les critères en sont de mieux définir la médiation des intervenants et des familles, de mieux promouvoir le maintien à domicile par l'élargissement et la diversification des réseaux de soins et d'accompagnement, de mieux asseoir les recours légitimes des personnes âgées, les statuts légaux de parrainage ou d'adoption, les cadres réglementaires de l'habitat inclusif, de mieux encourager les protocoles locaux à cet effet entre les pouvoirs publics et les initiatives désintéressées, de favoriser concrètement la capitalisation et la diffusion de ces modèles de solidarité.

Les récents récits des martyrs de l'indifférence et du profit doivent être compris comme des « signes des temps », de ces points de non-retour qui peuvent fonder un nouveau départ s'ils sont reconnus comme tels.
Valérie Régnier

En mai 2020, alors qu'une victime sur deux de la première vague pandémique s'avérait être un résident d'Ehpad, plusieurs hautes personnalités européennes parmi lesquelles Irina Bokova, Jürgen Habermas, Andrea Riccardi, le Cardinal Matteo Zuppi lançaient un appel à la «révolte morale afin qu'un changement de direction s'opère dans le soin réservé aux aînés et afin, surtout, que les plus vulnérables ne soient jamais considérés comme un poids ou, pire, comme inutiles». C'était il y a bientôt deux ans. Les récents récits des martyrs de l'indifférence et du profit doivent être compris comme des «signes des temps», de ces points de non-retour qui peuvent fonder un nouveau départ s'ils sont reconnus comme tels. L'heure est là d'un changement de paradigme, d'une libération individuelle et collective de notre peur européenne de vieillir dignement.


[ Valérie Régnier ]