L'Eglise habite l'histoire de tous

L'Eglise habite l'histoire de tous

Editorial d'Andrea Riccardi

Trop souvent - et pas seulement dans les cercles traditionalistes - Vatican II est considéré comme l'origine de la crise de l'Église, comme si le Concile avait été dominé par un optimisme "facile à vivre", typique des années 60, les années du dégel, du boom, de 68. C'est ainsi que l'on propose, comme voie d'avenir, un retour vers le passé, en restaurant l'Église d'hier, telle qu'on l'imagine. En bref, pour reprendre une expression de Giuseppe Verdi, "retournons au passé et ce sera le progrès". Pour certains, l'histoire de ces soixante années aurait été largement faite d'erreurs, de naïveté et d'une surabondance de convictions... Une crise générée par le Concile, avec les changements, l'anthropocentrisme, la réforme liturgique, la fin des certitudes, etc. C'est une légende, le fruit de la peur, qui propose une solution simpliste. On s'invente un passé mythique.

En réalité, l'historien sait que l'Église montrait déjà des signes évidents de crise après la Seconde Guerre mondiale. L'archevêque de Paris, le cardinal Suhard, a fait sien le résultat d'une enquête choc : " France, pays de mission ". Le monde prolétaire était totalement déchristianisé : d'où l'expérience des prêtres ouvriers. En septembre 1958, Mgr Montini, avec grande lucidité, affirmait : "nous devons reconnaître qu'une grande partie de nos fidèles sont des infidèles ; que le nombre des éloignés dépasse celui des proches...".

En Italie aussi - avant même le Concile - commençait une crise, certes pas encore éclatante, des vocations sacerdotales, même si à l'époque le clergé et les religieux étaient nombreux. D'autres signes de crise pourraient être énumérés pour montrer que les problèmes ont commencé bien avant Vatican II. L'Église vivait dans un monde nettement pluriel, mais ignorait les autres en raison de son approche solitaire, caractérisée par le sentiment d'être assiégée.

Parmi les États catholiques, présentés comme des modèles dans les années 1950, il n'en restait que quelques-uns : l'Espagne de Franco et le Portugal de Salazar, qui semblaient toutefois être des vestiges du passé. On dissuadait les catholiques d'entrer dans une synagogue ou un temple non catholique. Pourtant, ils partageaient la vie quotidienne avec d'autres non-catholiques (membres d'autres religions, chrétiens, laïcs, non-croyants), mais il y avait un mur du point de vue religieux. Les autres, en raison de leur altérité, étaient considérés comme hostiles ou ennemis. Il fallait faire preuve de prudence et d'indifférence à leur égard.

C'était le fruit d'une histoire séculaire de divisions et de polémiques, fondée sur une logique de contrôle des fidèles. Mais cette histoire touchait à sa fin. Elle était encore d'actualité parce qu'il manquait un regard renouvelé sur la réalité.

Dans le discours d'ouverture de Vatican II, Gaudet mater Ecclesia, Jean XXIII, le père du Concile, a d'emblée posé un regard serein sur le monde, en se démarquant vigoureusement des "prophètes de malheur" : "Dans les conditions actuelles de la société humaine, ils ne sont capables de voir que ruine et trouble. ... et ils vont jusqu'à se comporter comme s'ils n'avaient rien à apprendre de l'histoire, qui est le maître de la vie, et comme si, à l'époque des précédents conciles, tout se passait heureusement en ce qui concerne la doctrine chrétienne, la morale et la juste liberté de l'Église". Le pape Jean a joué un rôle dans la très grave crise de Cuba et a lancé un message de paix avec l'encyclique Pacem in Terris. L'Église, après un long exil et auto-exil, est à nouveau le protagoniste du message de paix de l'Évangile.

L'incipit de Gaudium et spes raconte la manière dont l'Église veut vivre dans le temps. Pas une Église agenouillée et aplatie, comme elle est caricaturée par les nostalgiques ou les frileux. Pour eux, le retour en arrière est une sécurité. La Constitution sur l'Église et le monde contemporain commence par des mots qui donnent encore à réfléchir : "Les joies et les espoirs, les peines et les angoisses des hommes d'aujourd'hui, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les peines et les angoisses des disciples du Christ, et il n'y a rien de vraiment humain qui ne trouve un écho dans leur cœur". En lisant ces mots, comment peut-on dire que le Concile est dépassé ? Comment affirmer qu'il est à l'origine des problèmes de l'Eglise ? Aujourd'hui encore, ces paroles dessinent la manière d'être des chrétiens dans l'histoire commune.

Vatican II a introduit un nouveau mot dans le magistère : l'histoire. Le père Chenu, grand théologien conciliaire, a noté que le mot historia revient pas moins de 63 fois dans les documents du concile. Les chrétiens habitent l'histoire de tous, non pas en exil ou détachés des autres, mais comme une condition normale, comme cela a été le cas dès le début. Depuis le Concile, l'Église a habité l'histoire, par exemple celle des pays libérés du joug colonial, en créant de nouvelles communautés amies des nouveaux États. Elle a vécu une histoire intense de charité, mettant de plus en plus les pauvres au centre, jusqu'au point culminant du message du pape François. Elle a ouvert des voies de dialogue avec d'autres communautés chrétiennes et avec les différents mondes religieux. Le dialogue est devenu le mode de rencontre, de communication de l'Évangile, de vie commune. L'Eglise a vécu, en tant qu'acteur majeur, la transition vers la liberté en Europe de l'Est, à commencer par la Pologne, mais aussi les transitions vers la démocratie dans de nombreux pays africains. Je ne veux pas résumer les événements d'un demi-siècle, mais souligner la réalité d'une Église amie des hommes et des femmes, au cœur de l'histoire, qui est fille du Concile. Était-il nécessaire de fuir pour se préserver d'une éventuelle crise ?

Le Concile a été à l'origine de la redécouverte de la primauté de la Parole de Dieu qui a introduit une dynamique vitale parmi les chrétiens, tant dans l'écoute que dans le renouvellement de la spiritualité, mais aussi une communication franche et sympathique de l'Évangile. C'est un héritage qui ne fait pas craindre l'avenir. Avant tout, je voudrais insister sur "l'esprit du Concile". C'est la "nouvelle Pentecôte" dont parlait le pape Jean. Nous avons vu cela après Vatican II, une période qui n'était pas seulement une période de difficultés, mais aussi d'enthousiasme pour l'Évangile et la vie de l'esprit. Dans un excellent livre paru il y a quelques années sur l'histoire de l'enthousiasme religieux, l'Anglais Ronald Knox écrit : "L'homme ne vit pas sans visions..... Celui qui se contente de la monotonie, de la médiocrité, du passage des choses, ne sera pas pardonné".

L'héritage du Concile n'est pas celui d'une Église triomphante et détachée (derrière laquelle se cache la peur), mais celui d'une Église habitée par l'enthousiasme. Celle qui palpite dans les mots de Paul VI, le véritable architecte de Vatican II : "Une immense sympathie l'a envahi (le Concile)... Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous humanistes modernes, qui avez renoncé à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaitre notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme".

En ces temps difficiles, l'héritage du Concile nous encourage à ne pas avoir peur, mais à vivre avec l'enthousiasme de ceux qui trouvent dans l'Évangile une grande lumière qui éclaire l'avenir.

paru dans "L'Osservatore Romano".
[traduction de la rédaction]


[ Andrea Riccardi ]